"Mamma Mia, c’est la même rengaine. Non, non ! Je n’peux pas résister !" Les paroles résonnent depuis trois mois au théâtre Mogador.
Si beaucoup se sont réjouis de l’arrivée de la comédie musicale Mamma Mia! à Paris, certains spectateurs ont décidé de montrer les dents : ils et elles sont nombreux à laisser leurs commentaires sur ce site pour exprimer leur déception, voire leur colère de constater que les chansons d’Abba ont été traduites en Français pour le bien du spectacle.
"Mais c’est n’importe quoi !" commente l’un, "Si c’est en français je pense que je vais avoir une attaque" menace l’autre, pendant que certains de nos lecteurs manifestent leur refus catégorique d’aller voir le spectacle.
Une telle protestation semble inédite, mais la polémique s’étend déjà à un autre musical annoncé pour bientôt : Hairspray, qui sera joué au Casino de Paris… en français.
Pourquoi ces spectacles, qui sont loin d’être les premiers à connaître une adaptation dans notre langue, s’attirent-ils les foudres d’une partie du public ? Colère de fans ? Frustration de puristes ? Point de vue pertinent d’amateurs éclairés ?
Quelle qu’en soit la raison, il me semble essentiel d’explorer la question en profondeur, en particulier dans le contexte actuel : l’intérêt grandissant du public pour le genre opère une évolution, sinon une révolution, dans le domaine du théâtre musical en France.
SOMMAIRE
- L’exception culturelle française
- Le cas de Broadway au ciné
- Traduction et adaptation à l’étranger
- Adapter : langue et culture en question
- De 100% anglais à 100% français
- Le rôle du spectateur
L’exception culturelle française
Au cœur même de la polémique, se pose la question fondamentale de définir ce qu’est une comédie musicale.
L’exercice n’est somme toute pas bien compliqué, (presque) tout est dans le titre : la discipline mélange théâtre, chant, et le plus souvent, danse.
C’est là que réside le fond du problème : dans notre pays, la valeur théâtrale du genre a bien du mal à s’imposer dans les esprits, alors même qu’elle en est une composante fondamentale.
"La France est un des seuls pays au monde qui considère que le musical est un genre dérivé de la variété" déplore Stéphane Laporte, auteur de la comédie musicale Panique à Bord et de nombreuses adaptations de comédies musicales, dont celle du Roi Lion ainsi que du livret de Mamma Mia!
La faute en incombe aux grands spectacles musicaux populaires qui, depuis plus de trente ans, ont contribué à l’éclosion des comédies musicales "à la française" : des spectacles à gros budget soutenus par une machine marketing bien huilée. Celle-ci repose sur la sortie d’un album de variétés dont les chansons phares attirent un large public, plus souvent préoccupé de retrouver les tubes qu’il a entendu à la radio et leurs interprètes (majoritairement chanteuses et chanteurs sans expérience de la comédie) qu’il a découvert à la télévision.
Il en résulte que ces spectacles, malgré les efforts de leurs auteurs, se rapprochent plus du concert de variété mis en scène (on n’est pas très loin des spectacles des Enfoirés au profit des Restos du Cœur) que de l’œuvre de théâtre.
Cependant, la dénomination générique "comédie musicale", utilisée à tort dans ce cas, crée la confusion dans l’esprit des spectateurs. À tel point qu’un lecteur anonyme en vient à déclarer dans les commentaires d’un de nos articles consacrés à Hairspray : "Certes cela reste du théâtre, mais c’est aussi un "concert", avec des chansons créées pour l’occasion." En outre, cette personne fait remarquer que les chanteurs étrangers ne traduisent pas leurs chansons en français lorsqu’ils donnent un concert par chez nous, un argument qui confirme, si c’était encore nécessaire, l’improbable amalgame que font de nombreuses personnes.
Il y a pourtant fort à parier que ces même personnes n’iraient pas voir une pièce de théâtre jouée dans sa langue d’origine.
Comment expliquer que le public Français, qui n’est pourtant majoritairement pas réputé amateur de versions originales (au cinéma par exemple), se montre si conservateur pour ses musicals ?
SOMMAIRE
- L’exception culturelle française
- Le cas de Broadway au ciné
- Traduction et adaptation à l’étranger
- Adapter : langue et culture en question
- De 100% anglais à 100% français
- Le rôle du spectateur
Le cas de Broadway au ciné
C’est justement au cinéma qu’on trouvera un élément de réponse.
Depuis l’invention du cinéma parlant, les comédies musicales abondent sur grand écran. Parmi elles, on retrouve essentiellement des adaptations de pièces issues de Broadway (Cabaret; Chicago; Hairspray; Grease… pour n’en citer que quelques unes). Si les chansons de certains de ces films ont connu une traduction en français très réussie (La Mélodie du Bonheur; Il était une fois), on constate néanmoins que la majorité sont simplement sous-titrées.
Une pratique incohérente (on passe de scènes chantées en version originale par les interprètes du film à des scènes doublées avec la voix de comédiens de postsynchronisation) qui pourtant ne dérange pas.
On ne pourra pas reprocher à ces films d’éduquer le public français à la langue anglaise, mais le revers de la médaille est qu’ils l’habituent à une version figée de ces chansons… comme on s’habitue à n’importe quel tube de variété.
La réaction de rejet qu’exprime une partie du public à l’encontre des adaptations françaises de ces chansons n’est après tout que le réflexe naturel de tout spectateur attaché à une œuvre qu’elle ou il aime.
Il est évident que la polémique n’a pas le même retentissement lorsqu’une œuvre moins connue du grand public connaît une traduction en vue d’être jouée dans nos contrées. En dehors de quelques fans et puristes, qui serait allé voir Spamalot si les chansons étaient en anglais ?
Comme le fait remarquer justement Serge Tapierman (producteur à Paris de Grease et Un Violon sur le Toit), la question se poserait-elle "si les meilleures comédies musicales venaient de Slovaquie ou de Finlande" ?
Traduction et adaptation à l’étranger
Cette question ne semble en tout cas pas se poser hors de nos frontières.
Marisol Gonzalez, co-rédactrice en chef du site espagnol TodoMusicales, l’affirme très clairement : "C’est déjà difficile pour un musical de rencontrer le succès en Espagne, ce serait absolument impossible s’il n’était pas traduit".
De fait, chaque année la péninsule ibérique importe et adapte dans sa langue d’innombrables musicals célèbres, sans compter les nombreux spectacles musicaux originaux qui voient le jour à Madrid.
Cabaret, Chicago, La Belle et la Bête, Mamma Mia!, Les Producteurs et j’en passe : tous ces spectacles ont connu le même traitement. Ils ont été interprétés intégralement en espagnol, et comme le confirme Marisol Gonzalez, les spectateurs suivent : "La plupart du public n’envisage même pas l’éventualité de voir un spectacle en langue originale".
Même son de cloche au Brésil. "Tous les musicals importants que nous avons eus ici ont été adaptés en portugais" nous rapporte Patricia Ferrari, du site web Musicais Brasil. "Le public ici aime entendre les chansons dans sa propre langue, car ça les touche plus directement. L’histoire n’en est que plus appréciable".
Un avis que partage Massimo Davico, du site italien Musical.it : "Les chansons dans un musical font partie intégrante de l’histoire et il est nécessaire que tout le monde puisse les comprendre […] Les comédies musicales doivent être des spectacles accessibles à tous et pas seulement à un public de niche."
Outre ces trois pays, qui comptent parmi ceux dont la scène comédie musicale est la plus active hors des pays anglo-saxons, on retrouve le même procédé partout dans le monde, de l’Allemagne au Mexique en passant par la Suède, Israël ou la Corée.
Les Frenchys se comporteraient-ils encore en irréductibles Gaulois ?
SOMMAIRE
- L’exception culturelle française
- Le cas de Broadway au ciné
- Traduction et adaptation à l’étranger
- Adapter : langue et culture en question
- De 100% anglais à 100% français
- Le rôle du spectateur
Adapter : langue et culture en question
"On ne peut pas, sous prétexte que l’anglais soit la langue principale [des comédies musicales les plus célèbres] dédaigner notre langue française. Il y a un vrai combat de respect à une histoire – la nôtre, à une vraie culture plusieurs fois millénaire."
Loin de chercher à faire dans le chauvinisme primaire, Serge Tapierman soulève un point important.
D’ailleurs, ce sont le plus souvent les auteurs eux-mêmes qui considèrent qu’il est nécessaire d’adapter leur pièce dans la langue du pays où leur œuvre se joue : "[Stephen] Sondheim [NDLR : considéré presque unanimement comme le maître de la comédie musicale contemporaine, et réputé pour la construction complexe de ses textes] lui-même est le premier à dire qu’il faut traduire les musicals", n’oublie pas de rappeler Stéphane Laporte.
Car au-delà de la défense de notre langue, se pose la question des références historiques et culturelles dans le texte des comédies musicales. Le travail de l’adaptateur y est primordial pour que la pièce soit accessible au public, qui doit saisir les nuances et références voulues par l’auteur, mais qui n’ont pas toujours de résonance dans notre culture.
Au Théâtre du Châtelet, le parti pris est résolument différent. Depuis plusieurs saisons, de superbes productions offrent enfin au public parisien l’occasion de découvrir les musicals les plus emblématiques de Broadway, mais… en anglais.
Jean-Luc Choplin, directeur de l’institution, ne manque pas de soulever l’une des principales difficultés de l’adaptation : "Le français a besoin de plus de 30% de mots que l’anglais pour dire la même chose. On voit tout de suite que musicalement, toute traduction devient un cauchemar."
Pour palier à cette difficulté, le théâtre présente ses spectacles accompagnés de sur-titres, une pratique venue de l’opéra.
On retrouve d’ailleurs cette influence de l’opéra dans la totalité des productions du Châtelet (dans les moyens, la mise en scène, le choix des interprètes issus du répertoire lyrique, la sonorisation…). L’exercice est d’ailleurs souvent taxé d’élitisme : la comédie musicale n’est pas plus de l’opéra qu’elle n’est de la variété, et cette démarche (qui séduit en priorité les amateurs d’opéra qui constituent le public d’habitués du Châtelet) ne se montre viable que pour des durées de représentations limitées à quelques semaines.
Il est impensable de voir une production en version originale tenir l’affiche durablement en France.
Cela étant dit, la remarque de Jean-Luc Choplin met le doigt sur une problématique difficilement contournable : adapter les chansons d’une comédie musicale en français est un exercice extrêmement périlleux. Au-delà du respect du sens, l’adaptateur se retrouve confronté à de nombreux défis, comme écrire un texte qui sonne harmonieusement en Français, ou encore respecter les systèmes de rimes et de rythmes – souvent complexes – induits par les auteurs et compositeurs originaux.
C’est d’ailleurs là que réside la principale inquiétude du public : "Argent, argent, argent… Reine de la danse… Et le titre du show ? Ma maman ?" ironisait un de nos lecteurs à l’annonce de l’arrivée de Mamma Mia! en Français.
C’est souvent la qualité de l’adaptation qui inquiète les spectateurs. Leur crainte est légitime, et montre une attente véritablement exigeante à l’encontre des productions qui nous sont proposées.
Mais doit-on refuser toute traduction sous prétexte que le résultat n’est parfois pas à la hauteur ?
Je ne le crois pas : un tel conservatisme ne nous permettrait pas de tirer vers le haut le travail des auteurs et adaptateurs de comédies musicales, et entraverait grandement le travail mené par la profession pour éduquer le public français à ce genre, auquel une grande partie reste encore hermétique.
Et dès lors, pourquoi ne pas interdire les mises en scènes qui s’affranchissent du travailleur du metteur en scène original ? Qui explorent de nouvelles formes d’orchestrations ? Ou qui simplement essaient de créer une nouvelle vision de l’œuvre ?
Cette extrapolation peut paraître excessive, mais elle relève selon moi du même mécanisme de raisonnement.
En somme, la question de la qualité de l’adaptation et la difficulté de la démarche ne doivent pas être un obstacle rédhibitoire à cet entreprise ambitieuse.
Le meilleur exemple en ce sens est, à mon humble avis, le remarquable travail d’adaptation effectué par Jacques Collard et Éric Taraud sur le musical Cabaret, présenté dans la mise en scène de Sam Mendes aux Folies Bergère en 2006 : les deux adaptateurs avaient relevé avec brio l’ensemble des défis évoqués plus haut, et leurs versions françaises réussissaient l’exploit de faire oublier les textes originaux.
SOMMAIRE
- L’exception culturelle française
- Le cas de Broadway au ciné
- Traduction et adaptation à l’étranger
- Adapter : langue et culture en question
- De 100% anglais à 100% français
- Le rôle du spectateur
De 100% anglais à 100% français
L’autre grande réussite de cette version française de Cabaret a été de ne pas céder à la facilité : plutôt que conserver les chansons les plus célèbres en langue anglaise (et de proposer une version bâtarde qui alternerait entre les deux langues), la production à pris le risque de proposer un spectacle traduit intégralement.
La décision n’est pas toujours aussi simple à prendre, et certaines productions tentent quant à elles de marier les deux langues.
Ce fut le cas de Fame par exemple, dont la chanson titre avait été partiellement adaptée en français (pour les couplets) tandis que son célèbre refrain était resté intact.
Dans Grease, ce sont des chansons complètes en revanches – les tubes internationaux "You’re the one that I want", "Summer Nights" – qui ont été conservées telles quelles.
Ce type d’approches est cependant délicat : elles jouent la carte de la sécurité, mais le passage d’une langue à l’autre crée une rupture dans la narration et prive les spectateurs de la compréhension de certaines scènes clés (quand bien même Grease et Fame n’ont pas les livrets le plus complexes de l’Histoire du musical).
C’est la cohérence globale de la pièce qui est remise en cause dans ces cas, et on peut espérer que d’ici quelques temps, les partis pris seront plus radicaux et auront l’audace d’aller jusqu’au bout de l’exercice d’adaptation.
C’est également l’interprétation de ces pièces qui y gagnera en qualité. Comme ne manque pas de le souligner Stéphane Laporte, "bien qu’une poignée d’artistes en France ait un accent anglais impeccable, la très grande majorité sonne définitivement "froggy"."
SOMMAIRE
- L’exception culturelle française
- Le cas de Broadway au ciné
- Traduction et adaptation à l’étranger
- Adapter : langue et culture en question
- De 100% anglais à 100% français
- Le rôle du spectateur
Le rôle du spectateur
De cette controverse, on retiendra le fait qu’une partie du public français exprime un réel attachement au théâtre musical, et c’est forcément un constat qui nous enthousiasme.
Les critiques à l’égard des adaptations de comédies musicales en Français émanent essentiellement de férus de musicals qui sont familiers des versions originales, et qui ont eu la chance de les voir sur scène… ou au contraire ressentent une certaine frustration face à la difficulté d’accès de ces spectacles.
En effet, les tournées européennes ne sont malheureusement pas légion, en dehors des spectacles de danse comme Lords of the Dance ou les hommages musicaux tels qu’Abba Mania.
Mamma Mia! en V.O. au Palais des Congrès et la tournée d’anniversaire des Misérables au Théâtre du Châtelet sont les trop rares exemples récents que nous ayons.
Il y a là un véritable créneau à développer, mais rien ne garantit que l’avenir nous permettra de voir en France davantage de ce type de productions.
Il est donc important de soutenir les comédies musicales présentées en français car, comme ne manque pas de le rappeler Loreleï Jacob (présidente de la Fédération du Musical), "la France a besoin de recréer une culture de la comédie musicale si elle veut atteindre un public toujours plus large."
La passion avec laquelle les spectateurs défendent une adaptation qu’ils ont aimé ou attaquent celles qui les ont déçus sont autant d’indices encourageants de l’évolution qui opère lentement mais sûrement dans l’esprit de nos compatriotes au sujet du théâtre musical.
Et le meilleur moyen d’éviter une triste déconvenue, c’est encore de savoir aborder une adaptation avec une oreille neuve, et pour ce qu’elle est : une vision nouvelle (au même titre que la mise en scène ou l’interprétation) à laquelle il faut donner sa chance.
Peut-être qu’elle vous surprendra, vous choquera, ou vous emballera, mais espérons-le, vous n’en ressortirez pas indifférents.
SOMMAIRE
- L’exception culturelle française
- Le cas de Broadway au ciné
- Traduction et adaptation à l’étranger
- Adapter : langue et culture en question
- De 100% anglais à 100% français
- Le rôle du spectateur
L’auteur tient à remercier chaleureusement l’ensemble des personnes citées dans ce dossier, qui ont eu la gentillesse de bien vouloir répondre à nos questions.