Critique : « Kiss Me, Kate » au Barbican Centre de Londres

Temps de lecture approx. 7 min.

« It’s too darn hot » cet été au Barbican Centre de Londres grâce à cette toute nouvelle production de Kiss Me, Kate, le classique de Cole Porter avec Adrian Dunbar et Stephanie J. Block en tête d’affiche. Un duo aussi inédit qu’inattendu pour ce qui s’annonce comme l’événement musical de l’été.

Après Anything Goes en 2021, le Barbican Centre (berceau de la version anglophone des Misérables) présente cet été l’autre grande comédie musicale de Cole Porter – et sûrement la plus aboutie – Kiss Me, Kate. Il faut dire que celle-ci tranche avec ses précédentes œuvres. Considérée comme une réponse de la part de l’artiste aux comédies musicales du duo magique Rodgers & Hammerstein II, c’est la première fois que ses chansons s’intègrent au livret de manière aussi narrative. Créée en 1948 à Philadelphie avant de s’envoler à Broadway, Kiss Me, Kate devient le plus grand succès théâtral du compositeur. La pièce tient l’affiche plus de 1000 représentations et remporte même le tout premier Tony Award de la meilleure comédie musicale. Pas mal, non ?

L’intrigue est assez classique : Fred Graham, producteur, metteur en scène et comédien, décide de monter une version musicale de La Mégère apprivoisée. Afin d’attirer le public, il fait appel à son ex-femme, Lilli Vanessi, qui s’est fait un nom dans le cinéma, pour jouer le rôle-titre. Inévitablement, les querelles, présentes et passées, vont se mêler à la comédie shakespearienne, et les affaires se corse sérieusement avec l’intrusion de deux gangsters dans les coulisses. En somme, un backstage musical par excellence. Mais ce qui a fait passer Kiss Me, Kate à la postérité c’est bien sûr la sublime partition de Cole Porter, alternant pastiches d’opérettes et des chansons plus jazzy, pour certaines devenues des tubes (« Too Darn Hot », « So in Love »…), et toujours avec une grande intelligence et impertinence dans les paroles. C’est sans doute pour faire vivre cette musique que la pièce est régulièrement jouée. Jean-Luc Choplin en avait même proposé une très belle production au Théâtre du Châtelet.

Un couple de stars

À Londres, plus de dix ans se sont écoulés depuis la dernière grande production de Kiss Me, Kate, avec Hannah Waddingham en vedette. Cette mouture 2024 présente un duo surprenant. Adrian Dunbar, star anglaise de la télévision, fait face à Stephanie J. Block, l’une des plus belles voix de Broadway. Sur le papier, le premier est là pour vendre les places et la seconde pour apporter un certain prestige à la production. Mais qu’en est-il sur scène ?

Stephanie J. Block et Adrian Dunbar dans Kiss Me, Kate
Stephanie J. Block et Adrian Dunbar dans Kiss Me, Kate © Johan Persson

Si le comédien britannique ne correspond pas à l’image du Fred Graham traditionnel, manquant le charme suave de ses prédécesseurs, Adrian Dunbar n’a pas son pareil pour mettre le public dans sa poche. Il adapte intelligemment le rôle à sa personnalité et à son humour, en cabotinant juste ce qu’il faut. Il arrive même à surprendre vocalement. Alors oui, il faut oublier les enregistrements d’Alfred Drake ou de Brian Stokes Mitchell, mais c’est loin d’être honteux et, surtout, on sent que ce projet lui tient terriblement à cœur et qu’il n’a pas peur de se mettre en danger.

À côté, Stephanie J. Block paraît un peu plus réservée, manquant de mordant lors des joutes verbales avec son ex-mari. L’humour de la pièce ne lui est pas toujours très organique. Elle semble bien plus à l’aise dans les élans romantiques. Mais par contre, quelle voix ! Son interprétation de « So in Love » vaut à elle seule le déplacement et elle ne fait qu’une bouchée du truculent « I Hate Men ». Quel dommage que le rôle n’ait presque rien à défendre au second acte. Ensemble, les deux artistes forment un duo très complice, se complétant l’un et l’autre, même si on a plus l’impression de voir des ami.e.s de longue date que des amant.e.s passionné.e.s.

Une mise en scène (trop ?) classique

Outre son couple vedette, ce qui pique la curiosité avec ce spectacle est son metteur en scène. Depuis une quinzaine d’années, Bartlett Sher s’est imposé comme l’homme de la situation pour remonter les grands classiques du répertoire américain. Alors que la plupart des revivals récents (Oklahoma!, Sunset Boulevard…) cherchent à revisiter complètement les œuvres, avec un penchant pour le minimalisme, il va dans la direction opposée avec des productions opulentes et traditionnelles, dans le bon sens du terme. Si le public londonien a pu admirer ses récentes mises en scène de The King and I et My Fair Lady, c’est la première fois que l’artiste américain crée dans la capitale anglaise. Mais Kiss Me, Kate est-elle vraiment une œuvre pour lui ? Spécialiste des drames en costumes, il ne semble pas toujours dans son élément dans cette farce musicale. Les passages de théâtre dans le théâtre en pâtissent particulièrement, comme s’il ne savait pas quoi en faire. Le résultat est donc un peu scolaire, manquant d’un petit grain de folie pour pleinement embarquer le public.

Jack Butterworth et la troupe de Kiss Me, Kate
Jack Butterworth et la troupe de Kiss Me, Kate © Johan Persson

Puis, il y a le problème inhérent à toutes les représentations de Kiss Me, Kate : certains aspects du livret – la manière dont sont traités les personnages féminins – ne passent plus en 2024. Et ce n’est pas en faisant briser le quatrième mur à un comédien pour rappeler qu’il s’agit d’une pièce d’une autre époque (un bottage en touche qui déjà ne convainquait guère dans Forum cet hiver) pour régler la question. Il faut des directions de mises en scène tranchées et un travail de réécriture qui va au-delà de quelques tournures de phrases modifiées. Le résultat est que les interprètes sont obligé.e.s de contredire physiquement ce qu’iels sont en train de dire, ce qui n’est pas toujours très heureux.

Des seconds rôles de premier plan

À lire ces lignes on pourrait penser qu’il s’agit d’un mauvais spectacle alors que c’est tout de même loin d’être le cas. Ce n’est certes pas le feu d’artifice annoncé, mais il y a tout de même de grandes sources de satisfactions. La magie de Cole Porter fait toujours son petit effet et la production décolle pleinement quand elle pousse l’aspect show à l’extrême. « Too Darn Hot » en est l’exemple le plus marquant. Magistralement interprété par Jack Butterworth, faisant de ce tube un grand numéro de charme, et entouré par tout le chorus dans une chorégraphie spectaculaire signée Anthony van Laast, utilisant toutes les possibilités de l’impressionnant décor, ce numéro est assurément le temps fort de cette représentation.

Le reste de la distribution n’est pas en reste. Charlie Stemp, la coqueluche du public londonien depuis qu’il a été révélé grâce à Half a Sixpence, confirme une fois de plus tous les espoirs fondés en lui. Il se glisse avec aisance dans les habits de Bill Calhoun, rôle qui lui permet de montrer l’étendu de son talent. Hammed Animashaun et Nigel Lindsay sont impayables en gangsters d’opérettes et ne font qu’une bouchée de « Brush Up Your Shakespeare », numéro qui mal interprété peut rapidement devenir un pensum. Mais la révélation de ce spectacle est la Lois Lane de Georgina Onuorah, irrésistible en fausse ingénue avec une voix épousant parfaitement les sonorités jazz de ses deux morceaux de bravoure. On se plaît à l’imaginer en Lorelei dans Gentlemen Prefer Blondes.

Carl Au, Charlie Stemp, Jordan Crouch et Georgina Onuorah dans Kiss Me, Kate
Carl Au, Charlie Stemp, Jordan Crouch et Georgina Onuorah dans Kiss Me, Kate © Johan Persson

Au final, c’est une belle production classique de Kiss Me, Kate qui nous a été offerte. Il manque indéniablement un certain « je ne sais quoi » qui transforme une soirée agréable en un moment de théâtre inoubliable, mais il s’agit tout de même d’une jolie manière de découvrir cette sublime partition interprétée par une distribution au diapason.

3.5/5
Kiss Me, Kate
Image de Romain Lambert

Romain Lambert

Membre de Musical Avenue depuis juin 2012, je suis passionné bien évidemment de comédies musicales mais aussi de ballets. Je passe la majorité de mes soirées entre l'Opéra Garnier, Bastille et le Théâtre du Châtelet. Je voue un véritable culte a Stephen Sondheim et j'essaye de chanter "Glitter and be Gay" sous la douche.
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