Après avoir accueilli un des plus grand temps fort musical de ces dernières années, la Seine Musicale devient le temps de plusieurs semaines, le lieu d’expression et d’adaptation du film culte de toute une génération. Que penser du travail de Mathieu Kassovitz, qui grâce à cette pièce musicale, explore une nouvelle fois le paysage social actuel ? “Jusqu’ici, tout va bien”.
En 1995, Mathieu Kassovitz débarque dans le paysage cinématographique avec une œuvre percutante, qui a su gagner ses galons. Avec son mode de récit brut explorant les tensions sociales et raciales en France, La Haine devient une œuvre emblématique, originale dans sa conception (il est tourné en noir et blanc) et révélant des artistes émergents, dont le réalisateur lui-même.
Au regard de l’actualité, le retour de Vinz, Saïd et Hubert n’est pas étonnant, surtout que la représentation des banlieues et l’univers du rap n’ont que peu ou pas été représentés jusqu’à présent dans l’univers du spectacle vivant. De ce fait, l’adaptation musicale – ayant fait l’objet de très peu de communication ou de promotion – est devenue, avant même son démarrage, le spectacle à ne pas laisser passer.
La scénographie : la définition même de l'immersion
Spectacle en deux actes, le public découvre les lendemains d’une série d’émeutes en banlieue parisienne aux travers des trois jeunes hommes dont les réactions diffèrent suite aux violences policières de la veille. Commence une longue marche à travers leur environnement, en direction de la ville lumière. La signature du spectacle est immédiatement affichée. La mise en scène se veut immersive comme pour prendre à partie le spectateur et le faire réagir aux situations racontées. Dans sa construction, la pièce reprend scène après scène le quasi déroulé exact du film ; l’évolution se fait principalement autour des références culturelles et des dialogues qui ont naturellement évolué pour ancrer l’action de nos jours, smartphone à l’appui.
Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt – à la mise en scène – ont réuni tous les ingrédients pour donner de la perspective et du grand, sur une scène qui se transforme au rythme d’une quinzaine de tableaux. Ils se sont entourés de collaborateurs qui chacun dans sa discipline artistique, traduit brillamment le propos du réalisateur.
Des écrans géants enveloppant la scène majestueuse, créent une expérience visuelle jamais vue dans une production musicale. Silent Partners Studio (créateurs et producteurs d’images pour la scène et l’écran) explore par son travail de l’image différentes réalités qui se mêlent au service de l’effet cinématographique recherché. Les décors rappellent les banlieues françaises avec leurs immeubles de béton gris et leurs terrains de jeux abandonnés, tout en incorporant des éléments modernes comme des projections numériques et un éclairage stylisé qui accentuent la tension dramatique. Ces choix esthétiques permettent de maintenir l’atmosphère oppressante et anxiogène du film original tout en lui donnant une touche contemporaine. Pour preuve, à plusieurs reprises, le spectateur peut confondre le visuel et les éléments réels de décors, comme sortis des murs d’écrans.
Côté chorégraphie, l’art urbain est mis en lumière à sa juste valeur. Emilie Capel et Yaman Okur ont pensé des tableaux d’ensemble racés, là où les performances des danseurs amènent un mouvement très intéressant dans une dynamique de récit orientée autour des trois protagonistes. Amateurs ou non de danse hip hop, la grâce qui s’en dégage participe à une scénographie qui se veut dans l’action.
Un format musical peu conventionnel mais captivant
L’adaptation théâtrale ne se contente pas d’adapter le visuel et le texte de La Haine, elle mise également sur une bande sonore riche et percutante. Utilisée comme un outil narratif, la musique accompagne et souligne chaque épisode. Les compositions – créées spécialement pour la scène – reprennent les rythmes urbains entre hip-hop, électro et musique instrumentale. L’utilisation de la musique rap, en particulier, sert à ancrer l’adaptation dans une réalité contemporaine tout en rendant hommage aux influences musicales qui ont marqué le film original. La musique intègre sincèrement le récit et vient appuyer la colère des personnages par l’utilisation des basses, tandis que des passages plus mélodieux servent l’introspection des personnages. La bande sonore jouée en direct (présence d’un DJ) dans certaines scènes ne peut qu’engager le public intensément.
La bande originale regroupe des collaborations artistiques multiples et complexes. Des références plus historiques comme Tunisiano ou Oxmo Puccino ont répondu présents. Des artistes moins attendus tels que Clara Luciani, M ou The Blaze amènent quelques sonorités plus pop. La direction musicale prise par Proof est directement un hommage au film préservant le son des années 1990 tout en intégrant de nouveaux talents tels que Doria, repérée dans l’émission Rentre dans le Cercle. Choix électrisant, la reprise du “Chant des Partisans” comme un hymne à la résistance en 2024.
Sans tomber dans la controverse, les textes sont engagés et contribuent à représenter l’engrenage et la montée en puissance de la violence des rapports entre les banlieues et l’institution policière. De façon très intelligente, deux titres en particuliers sont produits en miroir l’un de l’autre et interprétés par la même personne pour confronter les points de vue de deux personnages : un homme en deuil suite à la perte de son frère dans les émeutes, et un policier dénonçant la reprise par les médias et la politique de la situation, la déshumanisation comme point commun.
Une troupe au service du propos
Dans la lignée de nos observations précédentes, la troupe présente sur scène insuffle la présence et l’énergie demandées par la mise en scène. Les trois comédiens principaux reprenant les rôles de Vinz, Saïd et Hubert avec justesse et une certaine ressemblance physique avec les acteurs originaux. Alexander Ferrario, Samy Belkessa et Alivor portent les rôles emblématiques en amenant leur représentation des personnages. Outre leur jeu d’acteur, ils proposent de vraies performances vocales. En intégrant ces segments, le spectacle permet aux comédiens de s’exprimer pleinement, non seulement à travers leurs gestes et leurs émotions, mais aussi par leur voix, qui devient un instrument de protestation et de poésie. Notez que le texte et les dialogues “familiers” reprennent des modes de communication peu habituels dans la comédie musicale, ce qui pourrait d’ailleurs surprendre le public. Mais scandés avec force et conviction, ils deviennent puissants.
Si la casting original n’est pas de retour, son réalisateur fait une apparition de quelques minutes dans le rôle du vieil homme polonais rencontré dans les toilettes. L’intervention de Mathieu Kassovitz amène cette touche d’absurde qui est moins flagrante dans sa version scénique. Le public rit de bon cœur. Pour donner la réplique aux trois jeunes hommes, on notera que les femmes sont peu présentes. Pourtant , la seule scène “féminine” est peut-être la plus réussie en tous points. Ce personnage – à l’instar du personnage d’Hubert – intervient comme une image de raison pour éclairer la situation et la réflexion de Vinz. Cet instant où l’artiste joue avec son arme amène un visuel d’une puissance peu commune. Le rapport de force change. C’est un des ajouts au film qu’il aurait été intéressant d’explorer.
La Haine, Jusqu’ici rien n’a changé est un hommage puissant à son œuvre originale. Le parti pris artistique (et politique) y est plus marqué. Ce spectacle bouscule, interroge et sensibilise par tous les aspects, signe que cette production a nécessairement toute sa place dans la sphère du spectacle musical actuel.
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