Grâce à la compagnie Nuit Blanche menée par Bérengère Jullian, Musical Avenue a plongé en musique et avec beaucoup d’humour, dans Alice au pays des Abysses, une relecture sombre et moderne des contes de fées qui ont forgé notre enfance. Accrochez-vous, on vous emmène ; 1, 2, 3 c’est parti !
Le chiffre 3. Quel enfant l’ignore ? c’est un chiffre magique. Trois petits cochons, trois ours, trois vœux… Trois portes sur une scène, qui n’attendent que d’être ouvertes, malgré leur aspect inquiétant que ne renieraient ni les expressionnistes ni Tim Burton, et la noirceur d’une forêt pleine de dangers, où résonnent le chant des grillons, le hululement des hiboux, le hurlement des loups, et les ronflements d’une mystérieuse bête… Trois comédiens-musiciens-chanteurs enfin (Bérengère Jullian, Clément Jézéquel et Julien Grangier), qui interprètent pour nous une galerie de personnages fantastiques bien connus de tous… avec un twist !
Bienvenue au pays des contes défaits
Nous suivons donc Alice (Bérengère Jullian), comédienne et dramaturge, qui décide d’inventer une protagoniste moderne, pour dépoussiérer la princesse éculée des contes de fées : Pendrillon.
Pendrillon est une jeune fille bien d’aujourd’hui, qui rêve de se rendre au pays des contes défaits. Emmenée par son père dans un avion tout droit sorti du Petit Prince, elle se retrouve dans ce monde étrange, pour tenter de devenir la princesse qu’elle souhaite être (non elle ne se mariera pas, ne chantera pas, oui elle sera l’héroïne de sa propre histoire). Elle croise alors une ribambelle de personnages aux noms familiers, bien que toujours décalés ; ainsi Réponse (Raiponce) devient une pro des quizz, l’allumeur de réverbères du Petit Prince un allumeur de lampadaires… Les jeux de mots fusent à la manière d’une histoire d’un autre Prince, celui de Motordu.
Seulement voilà, au fur et à mesure que le récit avance, la frontière entre le réel et le monde (dé)féérique se brouille. Alice, en plongeant dans la réalité alternative de la scène tout comme l’héroïne éponyme du célèbre conte de Lewis Carroll dans le terrier du Lapin Blanc, commence à perdre ses repères, et son identité. Serait-elle son personnage, Pendrillon ? Une Pendrillon qui elle-même se retrouve soudainement sous l’emprise d’une (méchante) reine au cœur noir ?… La mise en abyme est… abyssale.
Un jeu de miroir qui multiplie, déforme, révèle
Dans cette aventure en forme de poupées russes, Alice n’est heureusement pas seule : l’accompagnent en effet son fidèle Robin (Clément Jézéquel), qui lui donne la réplique mais souhaiterait lui offrir son cœur, et Merlin (Julien Grangier) au synthétiseur, qui, lui, n’a que son instrument pour voix, en véritable en-chanteur !
La musique, tout comme l’humour, est donc partout : on chante et danse aussi naturellement que l’on parle, dans autant de styles musicaux qu’il y a de personnages – ce qui veut dire beaucoup ! – : de Sinatra à Chopin, du hip-hop au tango, de Disney au rock, il y en a pour tous les goûts. Certains styles mettent toutefois mieux en valeur que d’autres les voix de Bérengère et de Clément. Il reste que leur maitrise vocale est appréciable, et l’on savoure particulièrement le timbre chaud et profond de la comédienne lors des morceaux soul et jazzy.
La mise en scène, quant à elle, est réussie : trois portes qui se muent en train, un cadre/miroir magique/télé semblant flotter dans l’air, une chaise et un ventilateur qui nous envoient dans les nuages… C’est simple, efficace, et plutôt inventif, d’autant que le spectacle rompt sans cesse le quatrième mur pour mieux nous immerger dans l’univers vertigineux d’Alice. Ainsi, cette dernière désigne dans le public un inspecteur des contes, chargé de vérifier la cohérence de ce qu’elle nous présente ; il sera de plus en plus sollicité à mesure que la pauvre Alice perd pied dans une réalité qui s’étiole… Pendrillon, de son côté, confie son cœur de cactus (que ceux qui ont Jack et la Mécanique du Cœur de Dionysos en tête en lisant cela lèvent la main !) à un autre spectateur, qui aura, lui, pour tâche d’en prendre soin pendant son voyage mouvementé.
Alice au pays des Abysses est donc une œuvre dense, très dense ; les idées (originales et fortes, comme ce sinistre loup-garou prédateur -sexuel- aux habits de réalisateur) se suivent, s’enchainent, s’accumulent, s’entremêlent… jusqu’à étourdir. Si bien que l’on se demande si le spectacle n’aurait pas gagné à être un peu plus concis, un peu moins foisonnant…
On doit cependant admettre que certains passages font mouche. La noirceur et la nostalgie de certains tableaux contrebalancent l’humour omniprésent, qui reste quand même le gros point positif de cette pièce. On rit beaucoup : que ce soit des saillies verbales inattendues, des renvois extrêmement contemporains (le jingle de Carglass au piano !), des costumes très référencés (je demande la marraine la fée version Elton John !), ou, évidemment, de l’interprétation survoltée (mention spéciale à Clément et son Chat Saboté hilarant).
On ne peut donc que dire bravo devant l’enthousiasme des comédiens, et l’énergie qu’ils dépensent pour nous embarquer dans ce voyage qui a tout d’initiatique… Alors, accompagnons Alice, et, comme à la fin de la représentation, brandissons nos stylos pour écrire le conte le plus sincère et magique qui soit : le nôtre.