Pépite du off West End, The Curious Case of Benjamin Button a désormais pris ses quartiers à l’Ambassadors Theatre. Le public et les critiques sont rapidement tombé.e.s sous le charme de cette petite comédie musicale au grand cœur. Nous n’avons pas fait exception.
Une histoire qui ne vieillit pas
Alors que Londres s’apprête à accueillir The Great Gatsby, qui jouit actuellement d’une certaine popularité à Broadway, une comédie musicale basée sur une autre œuvre de F. Scott Fitzgerald séduit déjà les spectateur.rice.s du West End : The Curious Case of Benjamin Button. Publiée en 1922 dans Colliers Magazine, avant de rejoindre le recueil Tales of the Jazz Age, cette nouvelle retrace la vie d’un homme né dans un corps de vieillard et qui rajeunit au fil des années.
Cette courte histoire a connu un regain de popularité en 2008 grâce à l’adaptation cinématographique réalisée par David Fincher, avec Brad Pitt dans le rôle-titre entouré d’une distribution féminine de luxe (Cate Blanchett, Taraji P. Henson et Tilda Swinton). Si le film reprend le concept de F. Scott Fitzgerald, il s’en éloigne très rapidement pour un rendu beaucoup plus romanesque. Il faut dire que la nouvelle fait à peine 50 pages, pour l’étirer en un film de 2h45 il faut effectivement un peu d’imagination.

Les mêmes défis se posent pour en faire une comédie musicale en deux actes. Créé en 2019 au Southwark Playhouse, off West End, The Curious Case of Benjamin Button est le fruit de la collaboration entre l’auteur et metteur en scène Jethro Compton et le compositeur Darren Clark. Après cette première exploitation, le spectacle fait un retour remarqué en 2023 au Southwark avant de passer dans le West End, à l’Ambassadors Theatre. Les critiques sont dithyrambiques au sujet de cette pièce. Le média Whats On Stage va même jusqu’à la qualifier de la meilleure comédie musicale britannique depuis des décennies. Rien que ça !
Un spectacle intimiste au souffle épique
Dès l’entrée dans l’auditorium, on est tout de suite immergé dans un petit village en bord de mer. Le décor, essentiellement composé de planches en bois, cordes et filets de pêche, nous apparaît déjà et une brise marine se fait entendre comme bruit d’ambiance. L’action ne se déroule plus aux États-Unis comme dans la nouvelle, mais dans les Cornouailles du Nord, là où a grandi Jethro Compton, le librettiste et metteur en scène. Cette relocalisation donne une nouvelle couleur à cette histoire et infuse la musique du folklore de cette région.
En termes de narration, tout comme le film de David Fincher, hormis l’idée d’un homme qui vieillit à reculons, le récit n’a pas grand chose à voir avec celui de Fitzgerald. L’époque n’est plus la même – le spectacle débute en 1918 et non au milieu du XIXe siècle – et le livret se concentre principalement sur l’histoire d’amour contrariée entre Benjamin Button et Elowen Keene, serveuse au pub de son village natal. Mais le propos principal de ce spectacle est avant tout une réflexion sur le temps qui passe et ce que l’on en fait.

Sur le plateau, une douzaine d’artistes donnent vie à cette douce romance, jouant tous les rôles ainsi que plusieurs instruments. Iels donnent l’impression d’une troupe itinérante allant de villes en villes pour raconter les aventures de Benjamin Button avec les quelques accessoires et costumes à leur disposition. La mise en scène fluide et intriquée, parfaitement secondée par un superbe travail de lumières, permet de faire défiler les années et les localisations de manière parfaitement lisible tout en créant de très belles images. Les scènes marines sont à cet égard particulièrement réussies, non sans rappeler certaines toiles de William Turner.
La musique de Darren Clark vient contribuer à cette épopée. Mélange entre folk irlandaise, pop et musiques traditionnelles anglaises – Once n’est pas très loin – cette partition offre des mélodies entraînantes et douces contribuant à l’élan général insufflé par la mise en scène. Il n’y pas de chansons à proprement parler, le public a d’ailleurs peu l’occasion d’applaudir pendant la représentation, mais plutôt des grandes lignes mélodiques et narratives rappelant parfois les chœurs antiques. Dommage que la sonorisation ne soit pas adaptée (du moins en fond de parterre) et noie les paroles – pourtant nécessaires à la compréhension de l’intrigue – durant les grandes scènes d’ensemble.
Une troupe brillante
Cette œuvre est défendue ardemment par une troupe d’artistes aux multiples talents. Véritable collectif, iels ne quittent jamais la scène, faisant office de conteur.euse.s, orchestre et décor vivant. Bien évidemment, John Dagleish, qui interprète le rôle-titre, se distingue. Il compose une transformation physique impressionnante, d’autant plus qu’il ne peut pas se reposer sur des changements de costumes ou un maquillage marqué. Tout passe par sa posture et sa voix. Quand il émerge de l’ensemble dans la prologue en vieillard recroquevillé, il est difficile de l’imaginer faire adolescent en fin de soirée. Pourtant il y parvient avec conviction.
À ses côtés, Clare Foster incarne Elowen, la seule femme que Benjamin n’ait jamais aimé. Drôle, un peu brute de décoffrage, mais surtout très touchante, elle irradie d’une présence lumineuse qui se remarque même cachée derrière son piano en fond de scène. Ses dernières scènes sont particulièrement poignantes.

Tout.e.s mériteraient d’être cité.e.s. Certes, il y a des personnages qui offrent des moments plus valorisants que d’autres – la mère de Benjamin (Philippa Hogg) au destin tragique ou Jack Trenlee (Jack Quarton), le jeune marin plein d’espoir – mais ces artistes livrent une performance assez incroyable, prouvant une nouvelle fois que (décidément) les anglais.e.s savent tout faire. Même danser en tenant une contrebasse.
Alors, est-ce que The Curious Case of Benjamin Button est la meilleure comédie musicale britannique de ces dernières décennies ? Tout ça reste très subjectif, d’autant plus que le niveau des créations anglaises est particulièrement haut ces dernières années, après un léger creux dans les années 2000/ début 2010. Il n’en reste pas moins un très bon spectacle, qui raconte une histoire émouvante avec beaucoup de charme, d’inventivité et de poésie. Une bulle de douceur vivifiante, au milieu des grosses machines indéboulonnables du West End, qui vaut le détour.