Si David Lynch est bien connu pour ses long-métrages qui auront alimenté de nombreux débats et théories, peu de gens savent que le réalisateur a également mis en scène un spectacle musical.
“I don’t remember my dreams too much”
Le 16 janvier 2025, les cinéphiles du monde entier apprenaient avec stupeur le décès du cinéaste David Lynch à la suite de complications de la maladie pulmonaire qu’il avait contractée depuis plusieurs années.
Si le réalisateur est bien connu pour son univers surréaliste (le terme « lynchien » est d’ailleurs devenu un élément de langage courant pour définir une œuvre qui s’apparente à son style) et la peinture désabusée de l’Amérique qu’il dépeignait dans ses œuvres, il était également un artiste fasciné par plusieurs arts comme la photographie, la sculpture ou encore la musique.
En effet, la musique a toujours été un élément important dans la filmographie de David Lynch. Comment ne pas être marqué par l’ouverture de Blue Velvet et ses images de banlieue américaine parfaite bercées par la douce voix de Bobby Vinton ? Impossible, également, de ne pas ressentir de frissons semblables à ceux de Betty et Rita en entendant la voix de Rebekah Del Rio au cœur du club Silencio dans Mulholland Drive.
Mais parmi tous les artistes que Lynch a immortalisés dans ses films au cours de sa carrière, une seule personne a réussi à devenir une collaboratrice régulière du réalisateur : la chanteuse Julee Cruise.
Au cours de sa carrière, la chanteuse à la voix hypnotique et douce a ainsi interprété une chanson spécialement écrite par David Lynch et le compositeur Angelo Badalamenti pour le film Blue Velvet avant de travailler avec eux sur le projet le plus connu de leurs carrières respectives : la série Twin Peaks. C’est ainsi la version instrumentale de la chanson “Falling” qui est utilisée comme générique du programme, tandis que la chanteuse aura l’occasion d’interpréter 3 titres au cours des 3 saisons de la série diffusée entre 1990 et 2017, mais également dans le long-métrage dédié au personnage de Laura Palmer : Twin Peaks – Fire Walk With Me.
Pas étonnant, dès lors, de voir la chanteuse être au cœur du spectacle musical que développent Lynch et Badalamenti durant l’année 1989 dans le cadre du New Music America Festival organisé par la Brooklyn Academy of Music : Industrial Symphony N°1 – The Dream of the Broken Hearted.
Into the Night
Comme pour tous les projets de David Lynch, il est bien difficile de catégoriser véritablement Industrial Symphony N°1 – The Dream of the Broken Hearted. Ni vraiment une comédie musicale avec un fil conducteur clair, ni totalement un concert de Julee Cruise, l’œuvre est à la croisée des chemins de différents genres, à l’image de son réalisateur.
Pour mettre en scène le spectacle, Lynch s’inspire de ses précédents travaux artistiques baptisés Industrial Symphonies, représentant différentes formes géométriques sous la forme de mosaïques. Le cinéaste décide également de construire d’immenses structures métalliques afin de faire évoluer les différents protagonistes qui peuplent ce récit teinté d’étrange, rappelant les différents décors industriels vus dans Eraserhead ou Twin Peaks.
C’est dans ce décor peu rassurant que va se dérouler l’histoire de ce spectacle musical qui débute par une vidéo montrant les acteurs Laura Dern et Nicolas Cage (rappelant les personnages de Sailor et Lula, autre film culte de David Lynch), dans laquelle le personnage interprété par Cage décide de rompre avec sa compagne, laissant cette dernière dans une tristesse infinie. Le spectateur est alors invité à pénétrer dans les rêves de cette femme éplorée et va alors naviguer à travers différents tableaux tantôt cauchemardesques, tantôt mystérieux.
Questions in a world of blue
Pour représenter la profonde tristesse du personnage de Laura Dern, Lynch décide de la personnifier sous les traits de Julee Cruise. Ce sera donc à la chanteuse de transmettre les émotions ressenties par cette femme au cœur brisé au travers de ses chansons.
Si la voix et les chansons de Julee Cruise peuvent déstabiliser de nombreuses personnes au premier abord, force est de constater que la chanteuse délivre une performance des plus magnifiques. Au travers de morceaux lancinants qui collent parfaitement à l’univers onirique créé sur scène, la chanteuse parvient admirablement à montrer la tristesse ambiante de l’œuvre. Celle-ci est bien aidée par les instrumentalisations d’Angelo Badalamenti, musicien fidèle à David Lynch qui a composé une majeure partie des morceaux présents dans la filmographie du réalisateur. Le musicien livre ici des thèmes pesants qui rappellent d’une certaine manière son travail sur la série Twin Peaks, dont de nombreux thèmes sont devenus iconiques.
La mise en scène n’est pas en reste, proposant des idées inventives et originales. Le spectateur plonge ainsi dans un univers mystérieux et parfois sans queue ni tête permettant à David Lynch de nombreuses excentricités, à l’instar de l’apparition d’un cerf démoniaque géant qui ne laissera pas indifférent, ou encore l’irruption du comédien Michael J. Anderson (bien connu des fans de Twin Peaks pour son rôle de l’Homme venu d’ailleurs) qui passe un morceau entier… à scier du bois.
Up in Flames
Mais au final, qu’est ce que raconte véritablement Industrial Symphony N°1 – The Dream of the Broken Hearted ? Comme pour l’intégralité de l’œuvre de David Lynch, il est bien difficile d’être catégorique sur le contenu et les thèmes abordés dans ce spectacle musical des plus insolites.
Pourtant, à travers cet univers de rêve, le réalisateur parle encore une fois de thèmes qui traversent l’intégralité de sa carrière, comme l’amour et la souffrance qu’il peut engendrer. Comment ne pas penser à l’amour que se portent les personnages de Sailor et Lula ou encore à la passion dévorante mais destructrice de Jeffrey Beaumont pour Dorothy Vallens dans Blue Velvet ? Si l’on peut parfois grossièrement résumer les long-métrages de David Lynch à des films qui retournent le cerveau, ils parlent pourtant en grande partie d’amour dans une forme profonde et sans aucune forme de niaiserie. Industrial Symphony N°1 – The Dream of the Broken Hearted ne fait pas exception à la règle.
En abordant la rupture d’un couple mais aussi la peine et le désespoir que celle-ci peut créer, Lynch montre à nouveau que pour lui, l’amour est une force puissante qui peut parfois virer au cauchemar et faire perdre la tête, voire à pousser certaines personnes à commettre l’irréparable.
Industrial Symphony N°1 – The Dream of the Broken Hearted est une œuvre singulière. Inclassable et hypnotisante, elle témoigne de l’attachement du réalisateur à l’Art dans toutes ses formes et confirme son talent pour proposer des contenus qui savent toucher le public de manière différente. Que cela soit au travers de films, d’une série aux effluves de café et de tarte à la cerise ou encore de ses expérimentations musicales, le travail de David Lynch résonnera encore longtemps à travers le temps et n’a pas fini de marquer de nombreuses générations.
« Je ne considère pas la mort comme une fin. Je pense que la vie est un processus continu et que la mort n’est qu’un changement de conscience. » – David Lynch (1946-2025)
