Parmi les nombreux Travaux de Fin d’Études (TFE) que nous avons eu la chance de découvrir cette saison, certains se démarquent par leur originalité et leur impact émotionnel. Falsettos appartient sans conteste à cette catégorie des œuvres qui marquent les mémoires pour longtemps. Curieux et intrigués en entrant dans la salle, nous avons été transportés dès les premières notes et plongés dans un spectacle d’une intensité rare, soutenu par une interprétation musicale en direct qui ajoutait une dimension toute particulière à cette représentation. Grâce aux confidences de Nicolas Chailley, chef de projet et metteur en scène, nous revenons sur les défis à relever, les choix et les émotions qui ont accompagné cette création hors du commun, véritable réussite artistique et humaine.
Un travail de fin d'études précis et innovant
Dès les premières notes, l’ambiance est posée : pas de bande son, mais un piano live qui accompagne les artistes et habillera toute la pièce dans une fluidité parfaite. Nicolas Chailley nous explique ce choix audacieux : « Je voulais créer une atmosphère vivante, plus respirable, qui permette aux chanteurs d’ajuster leur tempo, de prendre des silences ou d’accélérer selon les émotions. Le piano en direct donne une alchimie supplémentaire et une véritable liberté d’interprétation. » Mary Morton assure toute la dimension instrumentale et se font sur scène avec les autres comédiens.
Falsettos marque les esprits par son audace et son intensité. Ce TFE ressemble fort à une succession de prises de risques, que ce soit par le choix de ce spectacle, sa durée, sa présentation en français, sa partition que l’on dit inchantable… Et pourtant, le public a vécu un moment suspendu, à la fois respectueux et ému devant cette œuvre et l’immensité du travail réalisé. Disons-le sans détour, c’est titanesque (le mot nous a été plusieurs fois soufflé, et nous sommes absolument d’accord). La mise en scène résolument intime et épurée contraste avec les propos forts de la pièce et le destin des personnages. L’appropriation de l’œuvre, son adaptation en français avec des rimes et rythmiques fidèles, tout a été soigneusement orchestré. « C’était énormément de travail, qui m’a pris presque deux ans, un vrai défi, mais on a réussi à en faire une version française, fidèle et riche d’intentions », confie Nicolas Chailley.
Difficile de résumer en quelques lignes l’histoire de Falsettos. Que ce soit ses origines créatives ou son propos, tout est complexe et affaire de ténacité. Cette comédie musicale regroupe trois spectacles d’un acte de William Finn: In Trousers, March of the Falsettos et Falsettoland, qui ont été créés sur presque 20 ans. Tout cela donne Falsettos (qui remporte deux Tony Awards). Le livret est une véritable incursion au cœur d’une grande famille juive, dysfonctionnelle et excentrique de New York à la fin des années 1970. Marvin et son épouse Trina semblent mener une vie parfaite, avec leur fils Jason. Mais très vite, chaque personnage fissure le masque du bonheur apparent pour confier ses contradictions internes. Marvin quitte Trina pour un homme, Whizzer. Trina, quant à elle, commence une relation avec Mendel, le psychiatre familial. Le groupe est complété par les voisines lesbiennes Dr. Charlotte et Cordelia.
Léa Tauzies (SIX le TFE, classe libre du Cours Florent – promo VI) donne vie à Jason de façon absolument bouleversante. Elle expose toutes les facettes et difficultés de cet enfant qui essaie de grandir et de se construire au milieu d’adultes déboussolés, eux-mêmes en grande difficulté pour trouver leur propre bien-être. La troupe est irréprochable et chacun embrasse la complexité de son personnage sans retenue. Les performances se succèdent pendant deux heures, sans interruption. L’alternance des solos, duos, numéros de groupe ou scènes chantées (puisqu’on le rappelle, tous les moments récitatifs sont mis en musique) oscillent entre optimisme ou dévastation intérieure des personnages, autour d’une famille brisée où chacun tente de sortir du schéma social pré-établi pour se réinventer. Lorsque Whizzer apprend qu’il a le sida, toute la famille doit mettre ses problèmes de côté et se ressouder. La seconde partie se transforme alors en un formidable message d’espoir et de tolérance, qui finit de convaincre chaque spectateur et l’emporter dans un flot d’émotions.
Un TFE qui marque l'histoire du Cours Florent
Il y a quelques années, Jamie avait ouvert la voie en signifiant aux élèves qu’il était possible de créer des TFE audacieux, qu’il ne fallait pas se limiter. C’est avec bonheur que l’on voit chaque année de nouvelles propositions artistiques, avec des choix surprenants, des traductions poussées, des chorégraphies très travaillées. Chacun à sa manière apporte sa pierre à l’édifice. Avec Falsettos, Nicolas Chailley franchit un nouveau cap. « Je voulais surprendre, montrer ce que nous sommes capables de faire, et offrir quelque chose d’inédit qui n’avait jamais été monté ici. » Si un de ses premiers choix s’est porté sur une adaptation du mythique Fantôme de l’Opéra, c’est finalement une comédie musicale moins célèbre qui a retenue son attention, preuve d’un engouement toujours plus fort des nouvelles générations pour ce genre artistique.
Ici, point de grandes chorégraphies ou de décors somptueux. Ceux-ci se limitent à des cubes modulables à souhait, que les artistes déplacent eux-mêmes (un procédé qui nous a fait penser aux mises en scène d’Alexis Michalik) pour suggérer différents espaces. Ce choix minimaliste, inspiré de la version de 2016 de l’œuvre, permet au public de s’investir mentalement, de projeter ses propres images. « En créant un minimum de décor, on oblige le spectateur à s’investir émotionnellement, à entrer dans l’histoire à sa façon, » explique Nicolas Chailley.
Son expérience en tant que régisseur sur de nombreux autres TFE, depuis deux ans, l’a aussi beaucoup aidé dans ses sources d’inspiration : « Dès le début des traductions je visualisais les tableaux dans ma tête, que ce soit avec les lumières ou l’occupation des espaces, et j’ai souvent une idée très proche du résultat final. Je voulais que l’on puisse réutiliser les accessoires pour créer un tas de choses. Les cubes sont devenus une évidence, ils sont modulables à l’infini. Cela m’a permis de pousser le curseur encore plus loin, en coloriant les éléments sur toutes leurs faces, comme si c’était Jason qui l’avait fait dans sa tête. Et comme ce sont quasiment les seuls objets physiques présents sur scène, ils apportent une esthétique et des couleurs à un univers qui est plutôt sombre. » Ce procédé, bien que contre-intuitif pour certains, fonctionne parfaitement ici, conférant à la mise en scène un caractère intime et immersif.
Le défi ne s’est pas limité à la performance scénique : la traduction elle-même fut une tâche monumentale, réalisée en deux ans avec la collaboration de Clément Barbertéguy, interprète du personnage principal, et Emma Tremorin. Ce travail de traduction, selon Nicolas, a nécessité de nombreuses itérations pour respecter à la fois le texte et la musique, tout en conférant aux paroles une authenticité en français. « Chaque intention devait être posée sur le bon mot, et c’est cette rigueur dans la traduction qui a permis aux acteurs de s’approprier les personnages avec tant de justesse, » confie-t-il.
Les artistes eux-mêmes accomplissent une véritable prouesse. En permanence sur le fil entre les dissonances et les amplitudes impressionnantes de la partition, ils jouent avec un texte d’une exigence rare. « Tout devait être absolument réfléchi et compris par les acteurs, car ce spectacle ne peut souffrir d’aucune approximation, » explique le metteur en scène. La moindre approximation pourrait perdre le spectateur, mais c’est dans un silence respectueux – attitude rare à Florent – que l’auditoire s’est laissé porter par les deux heures intenses du spectacle, comme suspendu dans le temps.
Ce TFE restera marqué par l’engagement sans faille de toute l’équipe, qu’ils soient sur scène ou en coulisses. « Ils m’ont fait entièrement confiance, même dans les moments où j’étais un peu perdu. Ce spectacle, c’est notre bébé » admet Nicolas, visiblement ému. Pour un premier rendu public, le metteur en scène avoue avoir ressenti une forte pression, mais il est fier du résultat et de ses amis : un moment unique, qui, au-delà de l’exercice académique est une véritable création, intense et sincère.
Avec Falsettos, les élèves du Cours Florent montrent une nouvelle facette de ce que peut être la comédie musicale et de la synthèse de la formation reçue. À travers une approche exigeante et personnelle, ils s’affirment en tant qu’artistes et créent une expérience théâtrale et musicale hors du commun. Voilà un spectacle de fin d’études que nous ne sommes pas prêt d’oublier !
Crédit photos et vidéo : Musical Avenue