Œuvre emblématique des années 70, A Chorus Line revient pour une tournée britannique dans une production qui se démarque des précédentes. Son passage au Sadler’s Wells pour un petit mois était l’occasion parfaite pour découvrir cette nouvelle version. «… and five, six, seven, eight ! »
Si les danseuses et les danseurs sont apprécié.e.s dans les comédies musicales, iels ont rarement le droit au devant la scène, souvent anonymisé.e.s dans un « ensemble » ou « chorus » pour soutenir les rôles principaux. A Chorus Line inverse la tendance pour en faire les vedettes. Sur scène, 17 artistes passent une audition pour intégrer la troupe d’une nouvelle comédie musicale. En rang sur une ligne blanche, iels vont se livrer petit à petit sur leur rapport à la danse et bien d’autres choses.
Une comédie musicale documentaire ?
Cette comédie musicale a une genèse un peu particulière. Tout a commencé par une série d’échanges enregistrés où des danseuses et danseurs étaient invité.e.s à répondre à la question « Pourquoi dansez-vous ? ». Un certain Michael Bennett, chorégraphe et metteur en scène déjà remarqué à l’époque pour ces travaux sur Promises, Promises ou Follies, était invité à ces sessions en qualité d’observateur. Rapidement, il voit le potentiel théâtral que peuvent représenter ces enregistrements.
La comédie musicale voit le jour en 1975 au Public Theatre de New York, lieu de création de succès récents tels que Fun Home ou Hamilton. Michael Bennett s’associe aux librettistes James Kirkwood Jr. et Nicholas Dante, au compositeur Marvin Hamlisch et au parolier Edward Kleban. La distribution comprend alors huit artistes ayant participé aux premiers entretiens, jouant ainsi des personnages inspirés de leurs témoignages. Le spectacle remporte un vif succès et se voit rapidement transféré au Shubert Theatre, à Broadway, où il ne quittera l’affiche que 15 ans plus tard. La pièce remporte également neuf Tony Awards, au nez et à la barbe de Chicago, ainsi que le Prix Pulitzer pour une œuvre théâtrale. Une distinction que seules dix comédies musicales ont obtenu à ce jour (dont Next to Normal et Hamilton actuellement à Londres, pour celles et ceux qui veulent faire un week-end thématique).
Une œuvre qui traverse les époques
Aujourd’hui, A Chorus Line a toute sa place au panthéon des grandes comédies musicales américaines et certaines de ses chansons font figures de tubes pour les aficionados du genre. Soyons honnêtes, qui n’a jamais chanté « God I hope I get it ! I really need this joooob » en sortant d’un entretien d’embauche ? Mais ce qui fait la réputation de cette œuvre est indubitablement sa chorégraphie, signée Michael Bennett et Bob Avian. Celle-ci est tellement indissociable de la pièce que la grande majorité des revivals l’utilisent encore à ce jour. De manière générale, A Chorus Line fait partie de ces rares œuvres, à l’image de West Side Story (pré Ivo van Hove et Steven Spielberg), qui ont traversé les époques sans que personne n’ose trop y toucher, de la mise en scène aux costumes. Ainsi la robe rouge de Cassie, danseuse qui a connu son heure de gloire mais qui peine désormais à retrouver du travail, est devenue aussi emblématique que la kickline finale.
C’était sans compter cette nouvelle version venue tout droit du Curve. Située en plein cœur de Leicester, cette salle de spectacle propose régulièrement des nouvelles productions de comédies musicales labellisées « Made at Curve ». En 2021, son directeur artistique Nikolai Foster se lance le défi de réimaginer A Chorus Line. Si le livret et la partition restent intacts, toute l’imagerie autour de ce spectacle est chamboulée, y compris les chorégraphies emblématiques de Michael Bennett et Bob Avian. Pari plus que risqué, et la venue de cette production au Sadler’s Wells dans le cadre d’une tournée britannique est l’occasion de voir si le jeu en vaut la chandelle. Alors, est-ce que A Chorus Line est encore A Chorus Line sans ses « Step, kick, kick, leap, kick, touch » en ouverture ?
« The music, and the mirror, and a chance to dance »
Fort heureusement le metteur en scène s’est adjoint les services d’une des chorégraphes les plus passionnantes de la scène musicale actuelle : Ellen Kane, dont on a pu admirer le travail sur la version cinématographique de Matilda the Musical. Avec sa gestuelle très athlétique et efficace, elle chasse toutes nos craintes sur le numéro inaugural « I Hope I Get It », parfaite entrée en matière pour nous embarquer dans ce tourbillon de danse et d’émotions. Tout en imposant sa signature, elle réussit à glisser quelques clins d’œil bienvenus à la chorégraphie originale. Son style épouse parfaitement les grands ensembles énergiques du spectacle, mais pâtit par moment d’un trop plein d’idées. C’est particulièrement visible sur « One », le final doré, qui gagnerait en simplicité.
Globalement, c’est une remarque qui s’applique à l’ensemble du spectacle. Nikolai Foster arrive parfaitement à retranscrire la tension sous-jacente de la pièce, particulièrement lors de la confrontation entre Zach et Cassie alors que le reste de la troupe répète le final, mais parasite son propre travail par des tics de mise en scène dispensables. L’utilisation de la vidéo est devenue presque incontournable ces dernières années. Fléau ou innovation, tout le monde a son opinion sur le sujet, mais elle n’apporte rien dans ce contexte. D’autant plus que passée la première heure, elle disparaît complètement. C’est particulièrement dommageable car A Chorus Line n’a pas besoin de grand chose pour exprimer pleinement son potentiel. Un plateau nu, une ligne blanche et trois miroirs font amplement l’affaire.
Une déclaration d'amour à la danse et à ses interprètes
Si la pièce a remporté le Prix Pulitzer, c’est pour une raison. L’énergie qui émane des numéros chorégraphiques ne fait pas oublier la brillance du livret qui réussit, en moins de deux heures, à nous présenter 17 personnages et à nous faire vivre leurs joies, peines, doutes, espoirs, rapport à la danse et à la sexualité, les relations avec leur famille, tout en dressant une critique de la profession et de l’industrie qui les fait vivre. Toute personne qui a un jour mis les pieds dans un studio de danse peut se reconnaître à travers cette galerie de portraits d’une sincérité désarmante, et ce presque 50 ans après sa création. Le tout accompagné par les sublimes mélodies de Marvin Hamlisch, au charme délicieusement rétro, magnifiquement interprétées par l’orchestre, présent sur le plateau, et les artistes de cette troupe.
Qui dit 17 rôles (sans compter Zach et son assistant), dit grosse distribution d’interprètes devant maîtriser aussi bien le chant, la danse et le jeu. Les vrai.e.s triple threat ne sont pas légions, même de ce côté de la Manche, et assembler une telle troupe peut s’avérer être un petit casse-tête. Heureusement, le défi est relevé. Malgré un peu de surjeu pour certains personnages, tout le monde s’en sort avec les honneurs. Redmond Rance, le premier à se lancer dans ce bal des confessions, impressionne par sa physicalité et son humour. Manuel Pacific nous brise le cœur avec le monologue de Paul. Imogen Rose Hart, une des doublures qui officiait ce jour-là en Maggie, se montre très touchante et fait preuve d’une grande forme vocale lors de la redoutable montée de « At The Ballet ». Évidemment, Carly Mercedes Dyer en Cassie se démarque particulièrement avec une autorité naturelle qui la fait sortir du lot même quand elle doit se fondre dans la ligne. Tout ce petit monde se plie en quatre pour impressionner Adam Cooper, dont on imagine les fêlures sous la carapace, dans le rôle de Zach.
Mais le climax de cette représentation reste le grand numéro final, « One », où tou.te.s les danseur.euse.s troquent leurs habits de répétitions pour un uniforme doré. Voir toutes ces individualités ne faire qu’une, mettant leurs problèmes de côté pour chanter les louanges d’une star invisible, met de suite les larmes aux yeux. Oui, on peut pleurer devant une kickline. C’est la magie de A Chorus Line.