Pour sa comédie musicale estivale, le Regent’s Park Open Air Theatre a choisi de s’attaquer à Fiddler on the Roof, chef-d’œuvre intemporel du répertoire. Une belle occasion de (re)découvrir cette pièce d’une grande richesse dans un écrin végétal, offrant une expérience unique.
Créé en 1932, l’Open Air Theatre, situé au cœur de Regent’s Park, rythme les étés des amateur.rice.s de théâtre londonien.ne.s. Depuis une quinzaine d’années, cette institution s’est fait une petite réputation dans le domaine de la comédie musicale avec des productions remarquées qui clôturent leur saison. De Carousel à Legally Blonde, en passant par Evita ou Into the Woods, toutes les époques et tous les styles sont de la fête, malgré une météo un peu capricieuse (un théâtre en plein air en Angleterre… Quelle idée !). L’été dernier, ce lieu a une nouvelle fois surpris avec une version de La Cage aux Folles qui a séduit le public comme les critiques.
Une œuvre culte
Cette année, le choix de la comédie musicale estivale s’est porté sur un bon gros classique du genre, Un violon sur le toit. Considéré par beaucoup comme un chef-d’œuvre absolu, cette pièce est basée sur une série de huit nouvelles, écrites en yiddish par Sholem Aleichem entre 1894 et 1914, relatant les histoires de Tevye le laitier et de ses cinq filles. Outre les déboires de ce travailleur débonnaire, ces nouvelles offrent une description de ce qu’est la vie dans un shtetl dans la Zone de Résidence de la Russie impériale. Après une longue gestation et de nombreux changements dans l’équipe créative, le spectacle arrive à Broadway en 1964. Le livret est de Joseph Stein, dont la plupart des œuvres sont aujourd’hui tombées dans l’oubli (hormis celle-ci évidemment), et la partition du duo Jerry Bock et Sheldon Harnick, qui se remet tout juste du semi-échec de She Loves Me. La mise en scène et la chorégraphie sont confiées à un certain Jerome Robbins, devenu un ponte dans le domaine depuis West Side Story.
Le spectacle est un triomphe, tenant l’affiche pour plus de 3 000 représentations. Fiddler on the Roof détiendra le record de longévité à Broadway pendant presque dix ans (avant d’être détrôné par Grease). Depuis, la notoriété de cette œuvre n’a cessé de croître, dépassant même le cercle des amateur.rice.s de comédies musicales. La preuve en est avec la chanson « Rich Girl », initialement interprétée par le duo Louchie Lou & Michie One avant d’être popularisée par Gwen Stefani, qui reprend « If I Were a Rich Man », le tube du spectacle. Même la France n’échappe pas à ce phénomène et de nombreuses productions y voient le jour.
Traditions et coucher de soleil
La dernière fois qu’Un Violon sur le toit a été vu à Londres n’est pas si lointaine. En 2018, Trevor Nunn propose sa vision de la pièce, tout en reprenant les chorégraphies originales de Jerome Robbins, à la Menier Chocolate Factory puis au Playhouse Theatre (désormais Kit Kat Klub). Mais Fiddler est une œuvre qui se laisse voir et revoir, et l’occasion de la découvrir dans un théâtre en plein air était trop belle pour résister. Admirer le soleil se coucher pendant que la troupe chante « Sunrise, Sunset », c’est quand même tentant !
Les contraintes du spectacle en extérieur, outre les bruits parasites comme un hélicoptère qui s’est cru dans Miss Saigon (une idée pour la saison prochaine ?), est qu’il faut redoubler d’inventivité pour trouver un décor pouvant s’adapter aux demandes du texte sans pouvoir cacher une grosse machinerie ou plonger le plateau dans le noir complet. Tom Scutt, qui connaît bien les lieux pour avoir travaillé sur les productions de Little Shop of Horrors et Jesus Christ Superstar, propose ici un plateau en bois, abrité par un large toit recouvert d’épis de blé. Ce toit, en plus de faire directement référence au titre du spectacle, permet de représenter physiquement l’idée qu’Anatevka est un refuge pour ses habitant.e.s, les protégeant de voisins hostiles, mais montre également l’autarcie dans laquelle ils vivent. Cette installation unique est d’une simplicité évocatrice très efficace.
De toute façon, Fiddler on the Roof n’a pas besoin de poudre aux yeux tant l’œuvre se suffit à elle-même. Le public est embarqué dès le début par « Tradition », le mythique numéro d’ouverture. En moins de dix minutes, cette séquence réussit l’exploit de présenter tous les personnages (et il y en a beaucoup), à faire comprendre le rôle qu’iels auront à jouer, les enjeux de la pièce et la menace qui plane sur le village. Une scène d’exposition qui reste encore à ce jour l’une des plus réussies du répertoire.
Une interprétation pleine de nuances
Au milieu de cet ensemble on trouve la figure centrale de Tevye, le laitier qui promène les spectateur.rice.s dans les us et coutumes d’Anatevka. Si Mama Rose dans Gypsy est souvent considérée comme LE rôle féminin du répertoire, Tevye peut faire office de pendant masculin. Présent dans quasiment toutes les scènes, c’est lui qui donne le ton de la pièce et est la parfaite incarnation de tous les thèmes qui la traversent : l’attachement aux traditions, la fracture générationnelle, la crainte puis l’acceptation du progrès, l’amour pour sa terre natale et le déchirement quand il faut la quitter. De nombreux acteurs, à la forte personnalité, ont eu l’occasion de marquer le rôle de leur empreinte : Zero Mostel à la création, Chaim Topol sur scène comme dans le film, Danny Burstein plus récemment ou encore Franck Vincent et Olivier Breitman en France.
Dans cette production, le rôle est confié à Adam Dannheisser. Ce dernier connaît bien l’œuvre pour avoir tenu le rôle de Lazar Wolf dans le dernier revival à Broadway. Il fait ici un sans faute dans ce rôle qui peut être écrasant, mêlant parfaitement l’humour et l’autorité nécessaire au personnage. Il est particulièrement touchant dans les scènes avec ses filles et montre une belle complicité avec Lara Pulver. Cette dernière est parfaite en Golde, la matriarche aimante, apportant une grande humanité à ce personnage qui peut vite tomber dans la caricature entre de mauvaises mains.
L’ensemble de la distribution fait un excellent travail. Le trio des sœurs sort évidemment du lot. Les interprètes apportent des nuances bienvenues à leur personnage, sortant des portraits habituels que l’on peut en voir. Liv Andrusier en Tzeitel (mais aussi plusieurs personnages dans la scène du cauchemar) montre qu’elle a tout pour faire une Golde idéale dans 20 ans, Georgia Bruce campe une Hodel plus rebelle qu’ingénue romantique et Hannah Bristow est d’une grande sensibilité en Chava. Dans les plus petits rôles, on retrouve avec plaisir Beverley Klein, que le public parisien a pu voir dans Sunday in the Park with George et Into the Woods au Châtelet, irrésistible en Yente, la marieuse du village.
« Anatevka, Anatevka... »
Enfin, il faut saluer le superbe travail de mise en scène réalisé par Jordan Fein. Il s’adapte avec intelligence aux contraintes du lieu pour un résultat très efficace, ne tirant jamais la couverture sur la dramaturgie (ce qui peut parfois être reproché à certains revivals). La scène du cauchemar est particulièrement réussie, regorgeant d’inventivité dans un esprit théâtre de tréteaux. Les chorégraphies de Julia Cheng sont également très réussies, empruntant autant à la danse contemporaine qu’aux danses traditionnelles, tout en conservant la redoutable danse des bouteilles réglées par Jerome Robbins il y a 60 ans.
En somme, tous les ingrédients sont réunis pour faire vivre ce chef-d’œuvre, au propos malheureusement encore bien actuel. Les démonstrations de violence qui clôturent la première partie sont bien difficiles à regarder quand on sait ce qui se passe encore actuellement au Royaume-Uni et un peu partout dans le monde. Il est difficile de retenir ses larmes quand la troupe entonne impuissante « Anatevka », déchirante complainte de ces futur.e.s réfugié.e.s. S’il est des classiques qui ont vieilli, Fiddler on the Roof n’en fait pas partie et se montre même essentiel.