C’est encore une belle soirée passée au Lucernaire ! Comme à son habitude, le théâtre aux multiples facettes nous régale de sa programmation et c’est dans une version théâtrale et musicale que nous avons eu le plaisir de découvrir L’Écume des jours par la Compagnie Les Joues Rouges. Fidèle à la plume de Boris Vian, la troupe embrasse la folie de l’œuvre, réussite à la clef.
On ne peut pas dire que L’Écume des jours ait été une évidence à sa sortie. Cela paraît d’autant plus surprenant que ce texte est aujourd’hui culte, comme le prouve ses multiples adaptations. Boudé du Prix de la Pléiade (ancien prix littéraire français) en 1946, ce sont les sixties qui donneront ses lettres de noblesse au récit de Boris Vian, inventeur certifié du pianocktail et d’un langage bien à lui.
Pour cette nouvelle bouture, c’est au Cours Florent que tout commence. Portée par un attachement sincère à l’artiste, Claudie Russo Pelosi, alors étudiante dans la célèbre école, travaille depuis plusieurs années à un projet personnel d’adaptation. De ce travail naîtra la compagnie Les Joues Rouges composée de jeunes artistes issus de la dite formation et tous empreints d’une spontanéité rappelant celle des héroïnes et héros de l’histoire racontée.
Depuis 2019, le travail de la troupe évolue avec ses protagonistes, rencontrant le succès lors de la cérémonie des Jacques, accompagnant le centenaire de la naissance de Boris Vian et se trouvant soudainement stoppé avec le COVID. Et comme les mauvaises choses ont une fin, la compagnie est de retour cet été et en tournée à la rentrée prochaine.
Quand première partie rime avec rêverie
Portés par une curiosité non dissimulée, nous prenons place dans l’une des trois salles du Lucernaire. Plume à la main, Boris Vian nous attend patiemment pour entamer l’écriture de son roman. Ce soir-là, c’est Aurélien Raynal qui incarne l’écrivain avec la folie et la douceur que nous lui imaginons. Il suffit alors d’un coup de crayon pour voir apparaître le personnage de Colin interprété par Clément Deboeur. Gauche et malicieux, il est tel que nous nous l’étions imaginé. L’auteur devient ainsi conteur, donnant une saveur particulière à certains passages clefs du roman.
Nous plongeons sans crainte avec Colin dans sa quête de l’amour dans le Paris d’après-guerre, bien évidemment musical. Jazz et groove sont à l’honneur sur des titres tantôt fidèles à son compositeur, tantôt revisités comme « Fais-moi mal Johnny », ayant passé d’un niveau sur l’échelle de la sensualité. Les comédiens sont très à l’aise pour varier les registres et s’approprient parfaitement la gaieté et la mélancolie des textes. Transposer cette histoire en spectacle musical est d’une telle évidence !
Le sujet des univers multiples présents dans le livre aurait pu être une difficulté difficile à contourner. Claudie Russo-Pelosi propose une mise en scène qui marie l’absurde et l’imaginaire. Certes, peu de décors sont utilisés mais évoluent sans cesse, nous faisant passer de l’appartement haussmannien de Colin, à la cuisine de Nicolas et aux fêtes illimitées nous rappelant celles de Gatsby. N’oublions pas le pianoktail qui permet à son utilisatrice (Morgane Dessislava ce soir-là) de prendre le rôle d’acolyte musical du narrateur. La soif de vivre de la jeunesse d’après guerre va malheureusement s’évanouir peu à peu pour laisser place à un monde bien réel cette fois-ci.
Une triste réalité
Autant la première moitié de la pièce nous a électrisés, autant la seconde moitié nous plonge dans une mélancolie assumée. Une ambiance grave s’installe, appuyée notamment par l’utilisation de lumières de plus en plus froides. Par un simple avancement des décors sur scène, les lieux qui paraissaient immenses deviennent de plus en plus exigus. Un quasi immobilisme ponctue la mise en scène qui s’aligne sur le rythme de l’histoire. Quelques touches fantaisistes perdurent comme le nénuphar représentant la maladie de Chloé, joliment représenté par des ombres. Il serait mentir de dire que cela ne nous a pas semblé long, ressentant presque l’envie que la pièce s’arrête. Nous avons été clairement embarqués par l’histoire. On le doit pour beaucoup à la troupe.
En effet, le travail des acteurs s’ajuste et devient de plus en plus poignant. Chacun tient son rôle à la perfection avec une énergie qui lui est singulière. Les différents duos amoureux fonctionnent et s’accordent. Et parfois, la réalité en devient risible : on se s’attend pas à ce que le médecin (en dépression) se mette à rapper, tout comme la caricature de Jean-Paul Sartre, Jean-Sol Patre commence à slammer. Une fois encore, la scénographie poursuit le travail subtil de détournement de situations propres à Boris Vian.
Chloé n’est plus là et la vie va devoir continuer. Boris Vian conclut son récit : « l’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre »
Surfant sur un succès amplement mérité, l’été s’annonce ensoleillé pour les Joues Rouges.
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