Le grand jour est venu ! La première tant attendue des Misérables a eu lieu vendredi au Théâtre du Châtelet. La production en français de 1980 n’avait guère convaincue et il a fallu attendre la collaboration avec Cameron Mackintosh pour mettre tout le monde d’accord. Sublimée par une scénographie qui fait la différence, il a manqué ce “je ne sais quoi” pour nous faire vivre à 200% l’expérience des “Mis”.
Soyons honnêtes, l’annonce d’une nouvelle version des Misérables en français anime le microcosme de la comédie musicale depuis des mois et a provoqué une attente au-delà du réel. Le showcase d’avant l’été avait fini par convaincre les chanceux qui avaient pu y assister. Non seulement, Les Mis reviennent à la maison mais de surcroît, la production de Stéphane Letellier propose une traduction naturaliste et donc peut-être la plus proche de l’histoire du maître du romantisme qu’est Victor Hugo.
La re-création des Misérables
Quand une œuvre musicale aussi emblématique renaît, la difficulté est de ne pas la dénaturer et parvenir à l’intégrer dans le paysage actuel. Il est présenté au public (qui ne restera certainement pas que francophone) des années de travail au service d’une histoire qui a trouvé sa traduction scénique musicale dans la collaboration de Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil.
Les puristes ne verront pas l’intérêt de présenter un nouveau texte (un cinquième a été adapté) et réapprendre les récitatifs – singularité forte du spectacle – les obligeant à se créer de nouvelles habitudes. Le public pourra voir dans la réécriture d’Alain Boublil, une volonté de coller le plus possible au langage et sonorité actuelles des mots ainsi que l’opportunité d’écouter différemment le livret. À part une référence manquant de finesse, le texte s’intègre sans difficulté, surtout quand il est porté avec une diction frôlant la perfection.
La partition n’échappe pas non plus au labeur de son compositeur. Claude-Michel Schönberg s’est adapté au nouvel effectif de l’orchestre pour souligner les cordes et les voix et permettre aux chanteurs de ne pas oublier le principal : raconter une histoire.
Une scénographie digne de la fresque Hugolienne
Sans entrer dans une logique de comparaison, les mises en scènes anglo-saxonnes ont tendance à romancer les destins et les contradictions qui animent les personnages. La mise en scène de Ladislas Chollat (Molière ; Oliver Twist) apporte une dimension plus francophone et proche des références et versions empruntées au cinéma. Toute la scénographie invite le public à intégrer ces histoires douloureuses, cruelles et à la fois empreintes de rédemption.
Le décor – inspiré des toiles de Gustave Doré – réinvente sans aucun doute les productions précédentes. Deux grandes rampes se font et se défont pour recréer les espaces en très peu de temps.
Le premier “choc” visuel est certainement l’ouverture du prologue dans laquelle la coque de bateau est dessinée par la structure, qui, associée aux projections, plonge le public sans trop d’imagination au bagne de Toulon. C’est le cas pour toutes les unités de lieux qui prennent forme aussi par la mise en place de plus petites constructions mobiles. C’est plutôt malin et cela permet des transitions simples et efficaces.
Dans cette version, la dimension brute et organique est fortement utilisée par l’intermédiaire notamment du rappel de l’ardoise qui, à bien des égards, rappelle les localisations successives du roman situées dans le nord-ouest de la France. Pour accompagner les épisodes, des projections tirées des dessins de Victor Hugo sont utilisées, renforçant ce sentiment de ne rien vouloir nous cacher de l’époque racontée. Aussi, des touches d’encres aux couleurs pastels viennent se fondre derrière les artistes dans les moments clefs. Elles apportent cette douceur bienvenue notamment sur “Seul devant ces tables vides”, manifeste du passage à l’âge adulte de Marius.
Certainement, la couleur est mise en perspective à travers les magnifiques costumes pensés par Jean-Daniel Vuillermoz. Il s’est attaché à caractériser les personnages à sa façon en patinant les tissus pour créer un effet d’usure et de sordide ; des vêtements que l’on imagine facilement portés par les misérables. A l’inverse, les habits de mariage de Cosette et Marius tranchent avec pour seules couleurs l’utilisation du blanc et du noir.
Tout semble être une question de dualité dans cette scénographie. La confrontation des lumières – pensées par Alban Sauvé – froides sont régulièrement contrebalancées par du chaud pour appuyer l’opulence ou l’action des révolutionnaires dans les barricades notamment. En parlant de barricades, celles de 2024 (très attendue dans le second acte) remportent l’adhésion de tous.
A plusieurs reprises, le spectateur se surprend à penser que la musique s’est arrêtée et que les artistes ne jouent plus. L’impression de photographies ou de toiles peintes transperce la scène pour ne lui laisser finalement que l’image figée de ces misérables qui, chacun à leur manière, essaient de survivre. C’est remarquable.
Une quarantaine d’artistes sur scène !
Au regard de tous les enjeux du spectacle, tant sur le plan musical que sur le plan de la composition des rôles, de fortes attentes reposent sur le casting. La complexité définissant l’œuvre, le choix des interprètes est important et cette version n’échappe pas à la tradition ; quelques allers-retours ont été nécessaires pour finaliser la distribution, qui se doit de contribuer à l’émotion et à l’intensité dramatique du sujet.
L’ensemble – totalement structurant dans la dynamique musicale et du jeu – accompagne les rôles titres à merveille. Composé d’interprètes pour la plupart bien connus du public, ils réussissent à jouer sur chaque dimension demandée, à la fois en collectif, ou en solo pour quelques personnages plus identifiés. Leur cohésion, identifiée en suivant la préparation du spectacle sur les réseaux, est palpable. En les découvrant sur scène, on prend conscience de leur caractéristique assez unique de part la récurrence de leur présence et intervention dans l’histoire et sa dynamique. Leur voix à l’unisson porte aussi bien de grands airs comme “Quand un jour est passé (l’usine)” que des titres relevant plus d’individualité à l’égard du sensationnel « A la volonté du peuple ».
Coup de cœur pour les enfants interprètes, issus de la maîtrise des Hauts de Seine. Ils sont irréprochables. La frêle silhouette de Cosette apparaît sur une scène qui se montre soudainement immense. Les quelques notes de « Une poupée dans la vitrine » refroidit le cœur du public avant de découvrir un Gavroche espiègle et malin. Ses interventions sont loin d’être faciles, ce qui ne l’empêche pas de s’intégrer dans la troupe avec toute sa légitimité.
Concentrons-nous sur les interprètes principaux. Sur le papier, ce casting (validé par Cameron Mackintosh) n’a rien à envier aux productions existantes. Le choix s’est porté sur des artistes aguerris à l’exercice de la comédie musicale et des plus jeunes ayant gagné leurs galons ailleurs. Si la scénographie se veut empreinte de réalisme et de mise en relief, l’interprétation plus recentrée des premiers rôles est enclin à tenir à distance le spectateur, là où le récit invite à une totale empathie envers les personnages et leur situation. L’interprétation moins généreuse de certains a pu entacher la représentation d’un manque général de sentiments qui normalement se vivent intensément. Dans l’ensemble, les émotions ont eu du mal à dépasser les premiers rangs, ce qui met le public dans une position plus difficile pour intégrer l’histoire. Mettons cela sur le compte du contexte de la Première qui ne permet pas d’exploiter totalement les atouts de chacun.
Certains interprètes marquent cette production. Maxime de Toledo incarne l’Évêque de Digne avec beaucoup de finesse et laisse une image forte dans l’histoire de Jean Valjean. Belle surprise en la présence de Sébastien Duchange (Le livre de la Jungle ; La révolution Française) et son travail autour du rôle de Javert. Il monte en puissance tout au long de son histoire et lui confère l’humanité quelque peu volée à son ennemi. Le duo Valjean/Javert s’incarne le mieux dans leur “Confrontation”, titre toujours très attendu des connaisseurs. Dans le rôle du personnage central, Benoît Rameau conquis le public sur “Comme un homme”, leur offrant l’émotion recherchée depuis le début.
Dans les rôles féminins, Océane Demontis (Pirates, le destin d’Evan Kinsley ; Wish – Asha et la bonne étoile) campe une Eponine vocalement étonnante ; Christine Bonnard (Mamma Mia ; La crème de Normandie) porte l’incarnation du couple des Thénardier et excelle dans ses irrésistibles mimiques. Vocalement, le niveau est très fort même si certaines chansons méritent un peu plus de puissance dans les envolées. Le spectacle est exigeant, le spectateur l’est tout autant. Enfin, la quinzaine de musiciens – placés en hauteur de scène – dirigée par Alexandra Cravero accompagne la partition avec beaucoup de finesse et met en lumière la quarantaine de voix présentes.
Le retour des Misérables sur la scène française fait un bien fou. Il y a beaucoup de travail dans cette nouvelle production qui n’a pas pris une ride. Les convertis prendront beaucoup de plaisir à réentendre l’une des compositions les plus émouvantes du répertoire. Les autres découvriront un univers fait d’exigence nécessitant l’engagement total de la troupe. Au fil des années, le public a construit ce monument et a développé ses propres attentes.
Si l’on devait témoigner de la vie sur terre, Les Misérables est sans hésitation la capsule temporelle musicale de tous les temps !
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Crédit Photo : le Théâtre du Châtelet