La comédie musicale annuelle du Donmar Warehouse est toujours un événement attendu par le public londonien. Après le bouleversant Next to Normal la saison précédente, le fascinant Natasha, Pierre and the Great Comet of 1812 prend ses quartiers à Covent Garden. Une première britannique pour cet ovni musical et théâtral signé Dave Malloy.
Guerre, paix, amour, gloire et beauté
Comment adapter Guerre et Paix en comédie musicale ? Si la grande fresque de Tolstoï a de nombreux atouts pour faire un passionnant spectacle musical – amours contrariées, intrigues politiques, duels aux armes à feu – elle pose un problème majeur : sa longueur. Publié sous forme de feuilleton, le roman comprend onze parties (et un épilogue) réparties en trois volumes pour un total de 1 500 pages et des poussières. Ajoutez à cela une liste longue comme le bras de personnages clés, avec chacun une multitude de prénoms différents. (Ah, les Russes !) Face à un challenge similaire avec Les Misérables, nos compatriotes Boublil et Schönberg ne se sont pas démontés et ont décidé de raconter le maximum de péripéties dans leur ouvrage pour un résultat de presque trois heures, malgré des coupes drastiques.
Dave Malloy propose une toute autre approche. Il ne se risque pas à adapter l’entièreté de cette œuvre colossale, il choisit de se concentrer sur un seul chapitre. Natasha, Pierre and the Great Comet of 1812 raconte donc l’épisode où la jeune Natasha succombe aux avances du sexy Anatole en l’absence d’Andrey, son fiancé, le tout rythmé par des échanges épistolaires enflammés. Ainsi, la pièce est plus proche de la fable (avec un petit côté Bridgerton) que de la grande épopée historique et militaire. Mais la grande force de cette œuvre réside dans la sublime partition de son créateur. Intégralement chantée, cette comédie musicale emprunte aux codes de l’opéra avec des sonorités entre musique contemporaine et électro-pop. Un mélange peu commun, qui peut aisément dérouter mais qui est d’une grande richesse. Même au bout de plusieurs écoutes, il reste encore des subtilités à découvrir.
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Une trajectoire mouvementée
À l’origine, Great Comet a été créé en 2012 dans une petite salle new-yorkaise, Ars Nova, en collaboration avec Rachel Chavkin, qui travaillait déjà en parallèle sur Hadestown. Elle situe la scène dans un cabaret, transformant la pièce en spectacle immersif. Devant un public conquis, l’aventure de cet ovni musical se poursuit, allant dans des salles de plus en plus grandes jusqu’à débarquer à Broadway en 2016, à l’Imperial Theatre complètement transformé pour l’occasion, avec Josh Groban en tête d’affiche. Les critiques sont largement positives et le spectacle reçoit 12 nominations aux Tony Awards (le record de cette saison).
Malheureusement, l’aventure tourne court quand le spectacle reçoit seulement deux prix, pour les décors et les lumières. Ne pouvant capitaliser sur ces récompenses, pourtant cruciales pour des spectacles ne se basant pas sur des titres connus, les ventes chutent après le départ de Josh Groban. Ce dernier est d’abord remplacé par Okieriete Onaodowan qui, malgré sa participation au succès planétaire Hamilton, n’est pas assez connu du grand public. La production décide donc de faire appel à Mandy Patinkin, star de Broadway et de la série Homeland, pour reprendre rapidement le rôle. L’annonce fait polémique : ce qui en ressort est qu’un acteur noir voit son contrat s’arrêter prématurément au profit d’un acteur blanc. Cette affaire commerciale, gérée de manière peu élégante par la production, se transforme alors en question raciale. Mandy Patinkin préfère se retirer et le spectacle joue sa dernière représentation quelques semaines plus tard.
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Telle Natasha qui refait sa vie après sa disgrâce, Great Comet continue à vivre dans le cœur d’une fervente communauté de fans et quelques productions ont vu le jour à travers le monde. Il faudra tout de même attendre fin 2024 pour que cette comédie musicale s’installe à Londres, plus précisément au Donmar Warehouse. Le cadre intimiste de ce théâtre (251 places) en fait l’écrin idéal pour la première britannique de cette pièce, qui retrouve ainsi le côté intimiste de ses débuts.
Un retour aux sources bienvenu ! Si le contraste avec le faste de Broadway fait un choc lors de l’entrée en salle, cette proximité avec les comédien.ne.s remet l’intrigue au centre des préoccupations. Amber Gray, membre de la distribution d’origine, a récemment déclaré dans un podcast qu’elle trouvait que le spectacle avait perdu quelque chose lors de son transfert à l’Imperial Theatre, que la grandeur de la mise en scène parasite parfois le contenu. Ce n’est plus le cas.
Une vision plus moderne
Tim Sheader, nouveau directeur artistique du Donmar Warehouse, est derrière cette nouvelle mise en scène et prend un virage à 180 degrés par rapport au travail de Rachel Chavkin. Fini le velours, les dorures et l’esthétique du XIXe siècle. Le plateau est quasiment nu, dans un gris métallique austère, avec des lettres en néon géantes surplombant la scène. Plutôt qu’une salle de bal, on se retrouve plongé dans une discothèque. Outre l’esthétique, la direction des comédien.ne.s s’inscrit dans une démarche plus contemporaine. La proximité avec le public force à opter pour un jeu plus naturaliste, en contraste avec la grandiloquence très russe qui était de mise dans l’immense Imperial Theatre. Les enjeux de la pièce, qui peuvent paraître assez futiles, trouvent alors une résonance très actuelle et deviennent captivants.
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La musique reste toujours la star de ce spectacle. Dès le brillant numéro d’ouverture (sorte de chanson à boire présentant tous les personnages) jusqu’à l’émouvante épiphanie finale de Pierre, la partition fleuve de Dave Malloy ne cesse d’émerveiller et de surprendre. Elle est par contre bien plus difficile qu’il n’y paraît et nécessite des interprètes capables de jongler entre les différents registres vocaux avec aisance et endurance.
Le personnage de Natasha se montre particulièrement exigeant à cet égard. Après Philipa Soo et Denee Benton, Chumisa Dornford-May prend le relais pour cette première londonienne. Ancienne Christine Daaé dans le Fantôme de l’Opéra, ce rôle-marathon met bien en valeur sa voix cristalline et agile. Elle se glisse avec beaucoup de naturel dans ce rôle d’ingénue, la rendant très attachante avec un petit côté pimbêche très charmant.
Face à elle, Declan Bennett est tout aussi convaincant en Pierre, ermite au cœur tendre. Avec une carrière de rocker en parallèle au théâtre musical, il a la voix idéale pour ce personnage en plus d’être un très bon comédien. Il parvient à apporter une certaine fugue à ce personnage qui – étant plutôt spectateur de l’intrigue – peut vite devenir trop passif.
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Dans l’ensemble, la distribution est de très haute tenue, que cela soit la charismatique Hélène de Cat Simmons, l’insolent Anatole de Jamie Muscato ou encore le flamboyant Balaga de Cédric Neal. Mais Maimuna Memon se distingue particulièrement en Sonya, la meilleure amie de Natasha. Récemment nommée aux Olivier Awards pour son rôle dans Standing at the Sky’s Edge, elle apporte beaucoup d’humanité à ce personnage, souvent perçu comme le faire valoir de l’héroïne, et cueille les spectateur.rice.s avec sa poignante interprétation de « Sonya Alone ».
La programmation dense du Donmar Warehouse fait que ses productions ont une exploitation limitée et les places partent extrêmement vite. Mais on ne peut qu’espérer que Great Comet continue sa trajectoire et s’installe dans une autre salle londonienne lui permettant de conserver cette proximité avec le public. Cette mise en scène rappelle à quel point cette œuvre est brillante, poussant les limites de ce à quoi peut ressembler une comédie musicale, et mérite vraiment d’être découverte par le plus grand nombre.