Nommée quatre fois aux Olivier Awards, cette nouvelle production d’Oliver!, la comédie musicale de Lionel Bart sur le célèbre orphelin de Charles Dickens, enchante le West End depuis le début d’année. Un grand classique de la culture britannique, présenté dans une très belle version avec une distribution de haute tenue.
La plus anglaise des comédies musicales
Si, en France, nous avons connu plusieurs adaptations musicales du célèbre roman de Charles Dickens – notamment celle de Ned Grujic en 2002 puis celle de Shay Alon et Christopher Delarue en 2016 -, le Royaume-Uni a fait du petit orphelin le héros d’une de ses comédies musicales les plus emblématiques. Celle-ci est née de la plume de Lionel Bart qui connaît là le triomphe de sa carrière. La première londonienne est un immense succès, tenant l’affiche pour plus de 2 600 représentations (un record pour l’époque). Cette réussite se poursuit lors de son transfert à Broadway trois ans plus tard. Un tel engouement ne manque pas d’attirer l’attention d’Hollywood, et une adaptation cinématographique voit le jour en 1968, remportant six Oscars au passage (dont celui du meilleur film).
Depuis, Oliver! est toujours resté bien vivant dans l’imaginaire collectif anglo-saxon. De nombreuses productions, faites aussi bien par des professionnel.le.s que des amateur.rice.s, voient le jour un peu partout en Angleterre et aux États-Unis. La plus célèbre reste celle montée par Cameron Mackintosh dans les années 1990, avec une mise en scène de Sam Mendes. Cette dernière avait d’ailleurs été remontée dans les années 2000 au Royal Drury Lane, avec Rowan Atkinson (oui, Mister Bean) dans le rôle de Fagin. L’attribution du rôle de Nancy avait fait l’objet d’un grand concours télévisé, remporté par Jodie Prenger face aux toutes jeunes Jessie Buckley, Samantha Barks et Rachel Tucker.

La chorégraphie de cette version monumentale était de Matthew Bourne. Principalement connu pour ses relectures des grands ballets classiques – notamment son Lac des cygnes masculin -, il a également travaillé comme chorégraphe sur de nombreuses productions de Cameron Mackintosh. Il se voit confier la mise en scène de cette nouvelle version, en partenariat avec Jean-Pierre Van Der Spuy. Considérant que l’on ne pouvait pas faire plus opulent que la dernière reprise au Drury Lane, il décide de retourner aux fondamentaux et de se rapprocher de l’esthétique originale de la pièce, afin de retrouver une ambiance plus intimiste. Créé avec succès à l’été 2024 au Chichester Festival Theatre (là où sont nés les récents revivals de Crazy for You, Half a Sixpence et Gypsy), le spectacle se voit rapidement transféré au Gielgud Theatre avec la même distribution.
Une production « simple » mais efficace
En apparence assez sobre, avec une grande structure métallique juchée sur un plateau tournant, cette production réserve pourtant de nombreuses surprises. La scénographie (signée Lez Brotherston, fidèle acolyte de Matthew Bourne) jouant sur plusieurs niveaux, avec même des sortes de petites loges sur les côtés, est utilisée à son maximum, occupant tous les espaces possibles. Ce que la mise en scène manque en décors physiques, elle le compense par son inventivité. Il suffit ainsi de quelques draps pour être transportée dans l’antre de Fagin, ou de quelques tonneaux pour visualiser un pub au bord de la Tamise. Cette épure visuelle restitue parfaitement l’atmosphère sombre, voire glauque, du roman de Dickens. En revanche, les scènes dans les beaux quartiers en pâtissent, et l’absence de certains accessoires clés de l’intrigue (le portrait de la fille de Mr Brownlow) se fait cruellement sentir. « Who Will Buy », l’un des grands numéros du deuxième acte (particulièrement grandiose dans le film) où Oliver découvre Bloomsbury, semble assez pauvre dans cette mise en scène. À l’inverse, « Consider Yourself » – l’invitation d’Artful Dodger à Oliver pour rejoindre sa bande – est une réussite. Les talents de chorégraphe de Matthew Bourne sont mis à profit pour une séquence virevoltante, exploitant toutes les possibilités qu’offrent ce plateau, devant un public conquis.

Car ce qui frappe le plus à l’issue de cette représentation, c’est de voir l’engouement du public anglais pour cette œuvre visiblement chère à leur cœur. Tout le monde semble connaître toutes les chansons sur le bout des doigts. Il faut dire que la partition enchaîne les tubes, de l’entraînant « Food, Glorious Food » à la déchirante ballade « As Long as He Needs Me », en passant par l’adorable « I’d Do Anything ». Avec un livret solide et largement simplifié par rapport au roman de Dickens, Oliver! se pose comme une comédie musicale d’une efficacité redoutable. Seules les scènes comiques entre Mr Bumble et la veuve Corney traînent inutilement en longueur malgré la qualité des interprètes. Mais l’ensemble reste prenant et le temps file de manière très fluide. On suit les aventures de cet orphelin avec beaucoup d’engagement.
Une belle galerie de personnages
Sur cette production, quatre interprètes se partagent le rôle. Nous avons eu l’occasion de découvrir le jeune Raphael Korniets. Très attachant, il joue sa partition avec beaucoup de sincérité, notamment sur sa grande ballade « Where is Love ». Mais la structure de la pièce et l’histoire d’origine font que son personnage est plus spectateur qu’acteur et a finalement peu d’occasions pour briller. Trois personnages retiennent particulièrement l’attention, avec en premier lieu Fagin. Plus sympathique et drôle que dans le roman, il se taille un beau succès auprès du public, brisant le quatrième mur à quelques occasions. Le rôle revient ici à Simon Lipkin, un artiste habitué des comédies musicales humoristiques telles que Avenue Q, Rock of Ages ou Elf. Il met cette expérience à profit et se glisse avec aisance dans ce personnage. En plus de ne faire qu’une bouchée de ses deux grands numéros, il apporte une certaine humanité au personnage, notamment dans ses interactions avec les enfants. Parmi eux se trouve Artful Dodger, le plus âgé de la bande qui prend Oliver sous son aile. Il est interprété par Billy Jenkins qui, du haut de ses 17 ans, fait déjà preuve de beaucoup de charisme et s’impose comme un véritable triple threat. Un nom à retenir.

Mais le cœur de ce spectacle réside dans la superbe Nancy de Shanay Holmes. En plus d’apporter une présence apaisante à l’ensemble, elle livre une performance vocale époustouflante. Sans céder aux effets d’esbroufe (que l’on entend beaucoup trop sur les scènes de comédies musicales), elle offre une voix belt chaleureuse et généreuse collant parfaitement avec le style requis par la partition. Ses deux interprétations de « As Long as He Needs Me » font partie des moments les plus forts de la représentation. Et ce, même si le fait que la plus belle chanson du spectacle parle de l’amour qu’elle porte à un homme qui vient de la frapper devient un peu problématique…
Cet homme, c’est Bill Sykes. Souvent représenté comme un grand méchant qui fait peur, comme si Javert et Hadès avaient fusionné, il est représenté (tout comme Fagin) de manière plus humaine. Malheureusement, Aaron Sidwell peine à vraiment convaincre, notamment sur le plan vocal où les graves des précédents interprètes viennent à manquer. Il ressemble plus à une version adulte d’Artful Dodger qu’à celui que tout le monde craint. Mais dans l’ensemble, la distribution reste de très grande qualités. Mention spéciale à Jamie Birkett, méconnaissable dans deux rôles diamétralement opposés, et au chœur des enfants déjà d’un grand professionnalisme.

En résumé, cette très belle production offre l’opportunité idéale de découvrir ce classique de la comédie musicale britannique, que l’on peut considérer comme précurseur de l’ère des mega musicals des années 80 (Boublil et Schönberg s’en sont d’ailleurs inspirés pour Les Misérables). Un beau spectacle qui ne manquera pas de vous laisser quelques chansons en tête pour au moins une semaine. « Consider yourself at home ! Consider yourself one of the family… »