Ah Madrid ! Son soleil, ses tapas et ses… comédies musicales ? Si la capitale espagnole n’est pas spontanément associée au théâtre musical, elle abrite un vivier d’artistes défendant brillamment ce genre, comme le démontre cette production de The Book of Mormon.
« New York a son Broadway, Londres a son West End, Madrid sa Gran Vía… mais en France, nous n’en avons malheureusement pas d’équivalent. » Ainsi commence la présentation de Musical Avenue dans la rubrique « Qui sommes-nous ? ». Mais force est de constater que si nous allons souvent dans le West End et occasionnellement à Broadway, nous n’avons jamais évoqué les spectacles de cette Gran Vía. C’est un tort que nous allons de suite réparer.
Il suffit de poser un pied à Madrid pour voir que cette ville a un grand amour pour la comédie musicale. Come From Away s’affiche en grand dans les stations de métro, les bus sont floqués de stickers à l’effigie d’El Fantasma de la Ópera ou de Grease et, en descendant sa fameuse grande avenue, on peut passer à côté des théâtres accueillant Mamma Mia !, Aladdin ou El Rey León. Outre les tubes anglo-saxons, on peut également y voir des affiches d’adaptation en comédies musicales des Piliers de la terre de Ken Follett et… des Choristes (Los Chicos del coro).
Il y a donc une véritable culture de la comédie musicale visible dans toute la ville. Ajoutez à cela un Palais-Royal (avec une relève de la garde chorégraphiée) et un immense parc qui occupe le cœur de la capitale : Madrid prend des airs de Londres, mais avec du soleil et des restaurants ouverts après 22 heures. Et comme à Londres, il serait regrettable de ne pas intégrer une comédie musicale à son séjour. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés au Teatro Calderón pour assister à une représentation de l’adaptation locale de The Book of Mormon (qui, étonnement ne s’appelle pas El Libro del Mormon).
« ¿Qué tal? Me llamo Elder price »
Créée à Broadway en 2011, vendu à l’époque comme le mariage entre les créateurs d’Avenue Q et de South Park, The Book Mormon suit l’histoire de deux jeunes missionnaires mormons que tout oppose mais qui se retrouvent associés pour aller évangéliser un petit village en Ouganda. Les jeunes hommes déchantent une fois sur place devant une population totalement désabusée, décimée par le SIDA et vivant sous la menace d’un chef de guerre sanguinaire. Mais, pour citer Le Prince d’Egypte, on peut faire des miracles avec la foi ! Le spectacle a rapidement conquis New York, attirant un public pas forcément friand du genre (globalement les hommes hétéros), avec son humour potache et irrévérencieux, tout en arrivant à parler aux aficionados avec ses parodies des tubes du répertoire. Un succès qui se confirme en tournée et dans le West End. Au passage, cette comédie musicale a remporté une pluie de récompenses dont 9 Tony Awards, 4 Olivier Awards et un Grammy Award. The Book of Mormon s’est également exporté en Suède, Italie, Allemagne, Norvège et, depuis octobre 2023, en Espagne.
Cette version madrilène est produite par SOM Produce, le Stage Entertainment local, qui a monté des versions espagnoles de Cabaret, Chicago ou encore West Side Story. La pièce est ici intégralement adaptée par les frères Serrano, dont l’un, David, est également le metteur en scène. Ce dernier est très réputé sur la scène musicale espagnole et s’est fait un nom en montant notamment Billy Elliott, Grease et Matilda. Il signe ici une mise en scène qui ne s’éloigne pas trop de celle de Casey Nicholaw, toujours visible à New York et à Londres, tout en y intégrant des petites trouvailles ingénieuses avec une belle utilisation de tout l’espace, scénique comme public. Son travail est bien mis en valeur par une très belle scénographie. Celle-ci est plus élaborée que celle de la production originale qui a un petit côté carton pâte. Tout en imitation marbre pour les scènes du prologue, le décor se transforme complètement pour faire place à des structures composées d’éléments de récupération et surplombées par des bidons en plastique faisant office de lumière. Un plateau très coloré qui perd certes en réalisme, mais apporte un aspect cartoon qui ne dénote pas avec l’esprit de la pièce.
Un humour toujours aussi ravageur
La pièce, parlons en. Si après toutes ces années, The Book of Mormon peut être pris pour acquis, considérée comme la comédie graveleuse à succès un peu surestimée, il faut reconnaître que le livret n’a rien perdu de son efficacité. On rit de bon cœur à ces blagues toutes plus atroces les unes que les autres. On sait qu’on ne devrait pas s’esclaffer autant, mais tout est si poussé à l’extrême que cela devient impossible d’y résister. Les blagues passent donc bien la rampe de la traduction. Cette dernière est assez littérale avec finalement assez peu d’adaptation à l’humour latin (il faut dire que l’histoire est tellement américaine que ça aurait été malvenue), mais reste très efficace.
Le passage à l’espagnol devient en revanche un peu plus problématique dans les chansons. Les sonorités très ouvertes de la langue mettent parfois les interprètes en difficulté sur les notes très hautes. Le pauvre Elder Price, incarné par Jan Buxaderas, en est la première victime avec notamment le redoutable « I Believe », rebaptisé « Creo en Dios ». Si ce morceau de bravoure est un véritable parcours du combattant vocal, chanter un « o » en voix belt sur le placement d’un « i » relève carrément de la gymnastique olympique ! (Et c’est la dernière fois que nous emploierons des métaphores sportives).
Malgré des notes un peu engorgées, l’interprète s’en sort avec les honneurs de ce rôle épuisant vocalement, véritable pendant masculin d’Elphaba. Il se glisse sans mal dans ce personnage de premier de la classe irritant et irritable qui finit par s’ouvrir aux autres. Son acolyte, Alejandro Mesa, est impayable en Elder Cunningham, poussant la caricature au maximum sans dépasser la frontière du ridicule. Les deux forment un duo très attachant, apportant quelques notes d’humanité dans cette immense farce.
Mais la vraie révélation de cette représentation est la Nabulungi d’Aisha Fay. Elle se remarque dès son entrée en scène, pourtant cachée dans l’ensemble, avec un sourire qui irradie jusqu’au dernier balcon. Elle livre une interprétation très sensible et apporte des respirations bienvenues au milieu de cette surenchère de gags. De plus, elle dispose d’une voix claire et puissante qui fait des merveilles sur cette partition, particulièrement sur sa reprise de « Hasa Diga Ebowai » au deuxième acte qui touche en plein cœur. Elle fait de cette reprise mineure l’un des temps forts de la représentation.
Ce trio central est entouré d’un ensemble de haute volée donnant vie avec panache aux nombreux numéros d’ensemble. Ceux-ci sont particulièrement soignés avec les chorégraphies énergiques, inventives et musicales d’Iker Karrera. Le tout est porté par la direction vive du chef d’orchestre Joan Miquel Pérez, qui rend parfaitement justice à cette partition, plus nuancée qu’il n’y paraît.
Vous l’aurez compris, cette production espagnole de The Book of Mormon est un enchantement et prouve qu’il y a une véritable scène pour la comédie musicale à Madrid, pleine de talents à découvrir.