Le metteur en scène et scénographe Marc Lainé se penche sur un des faits divers qui a le plus marqué le monde sportif dans les années 90 : l’agression de la patineuse artistique Nancy Kerrigan, frappée au genou avec une batte de baseball par un proche de sa grande rivale, Tonya Harding.
La musique joue un rôle cinématographique, voire télévisuel, dans cette pièce étrange conçue comme un documentaire ou un prime-time racoleur. L’intervention des chansons crée ici des images suspendues dans le temps, sortes de montages d’images d’archives jouées live qui donnent à voir les fêlures secrètes de deux protagonistes.
La voix d’Odile Grosset-Grange, interprète de Tonya, vient rythmer le spectacle à trois reprises sur des reprises rock planantes (arrangées par Teddy Degouys), dont le magnifique "Where Is My Mind" des Pixies. La technique vocale brute et terriblement humaine de la comédienne soutient le contraste frappant que Lainé insuffle à Break Your Leg : c’est l’opposition entre l’univers impeccable du patinage artistique et celui de la musique rock ; c’est l’affrontement entre deux archétypes de l’Amérique. L’apparence policée de Nancy Kerrigan, jolie patineuse parfaite au sourire indéfectible, se heurte de plein fouet aux origines whitetrash et à la rustrerie de Tonya Harding, véritable Cosette du patin.
De petites piques désobligeantes en crêpage de chignon, la façade de ces deux icônes sportives s’effondre et donne à voir leurs forces, et surtout leurs faiblesses.
Empruntant sans retenue les codes de la réalisation vidéo et de l’interrogatoire télévisé, la pièce tombe hélas dans une forme approximative : la façon dont les deux patineuses (et un commentateur sportif projeté sur grand écran) prennent directement le public à parti donne un côté maladroit à l’œuvre. Le parti pris de ces confessions, qui aurait pu constituer une véritable force pour captiver le public et susciter son empathie, ne fait que le distancier du propos.
L’interprétation des deux hommes de la distribution est en cause également. Concept fort et passionnant de prime abord, Marc Lainé a tenu à faire interpréter les deux patineuses par une double distribution : Odile Grosset-Grande (Tonya) et Raphaëlle Boitel (Nancy) donnent vie aux deux adolescentes, tandis que Jean-François Auguste (Tonya) et Pierre Maillet (Nancy) donnent corps à leurs versions adultes, amères, maternelles, et désenchantées.
Le jeu des deux interprètes masculins grimés en patineuses devenues femmes (l’une mère parfaite dévouée à une noble cause, l’autre boxeuse professionnelle enchaînant les écarts de conduite) verse malheureusement dans la mauvaise caricature travestie, et transforment les deux personnages en deux clowns ridicules tout droit sortis de la série Samantha Oups !
Le concept de faire jouer les deux rôles féminins par des hommes était en soi un choix caricatural propre à amener contraste et ironie, si bien qu’on ne comprend pas pourquoi le metteur en scène a souhaité accentuer le trait. Une féminité plus subtile et moins cliché aurait permis à ces deux rôles de révéler leur potentiel.
La scénographie ambitieuse offre néanmoins quelques très beaux moments. Une patinoire factice trône au milieu de la scène, flanquée de deux vestiaires sommaires. De la "glace" s’élève en permanence une fumée onirique sur laquelle les patineuses (principalement Nancy) évoluent. La tournette permet aux interprètes de s’adonner aux plus élégantes figures de patinage artistique et produit des images sublimes dans lesquelles Raphaëlle Boitel (dont les talents de contorsionniste sont exploités avec brio) se transforme en ballerine de boîte à musique.
Création ambitieuse, Break Your Leg combine maladresses et idées géniales pour tenter de dénouer une question fondamentale : pour quelle raison profonde Tonya a-t-elle commandité l’agression de Nancy ? Ironie suprême, la victime de cet attentat raté ne s’en sortit qu’avec un bleu et put finalement participer aux Jeux Olympiques de Lillehammer, où elle surpassa sa rivale.
Break Your Leg! de Marc Lainé
Du 20 au 25 janvier 2012 à 20h30, relâche les 22 et 23
Théâtre National de Chaillot
1 place du Trocadéro
75116 Paris
Texte, mise en scène, scénographie et costumes : Marc Lainé ; lumière : Christian Pinaud & Paul Beaureilles ; son : Teddy Degouys ; vidéo : Romain Tanguy ; assistante à la mise en scène : Émilie Capliez ; assistante à la scénographie : Alice Sabatier ; atelier costumes : Sophie Hoarau ; conseillère patinage : Cyriane Felden.
Avec : Jean-François Auguste, Raphaëlle Boitel, Odile Grosset-Grange, Pierre Maillet et Geoffreu Carey (à l’écran).