Une "réincarnation", ce n’est pas la même chose qu’une "réplique" – demandez donc à la troupe de la nouvelle production pleine d’ambition de On a Clear Day You Can See Forever qui a ouvert au St. James Theatre de New York le 11 décembre.
D’excellentes prestations parviennent à éclipser les éléments de design les plus hallucinogènes pour façonner une nouvelle adaptation solide du spectacle original de Burton Lane et Alan Jay Lerner.
En 1974, David Gamble, assistant fleuriste, a des difficultés à s’impliquer dans sa relation avec son petit ami parfait. Il va chercher l’aide du Docteur Mark Bruckner, psychiatre collet-monté qui recourt à l’hypnose pour traiter l’addiction à la cigarette de David, et découvre qui ce dernier était dans une vie antérieure : une chanteuse de jazz des années 1940 du nom de Melinda Wells. David s’éprend du Docteur Bruckner, et le triangle amoureux se complique un peu plus lorsque celui-ci tombe amoureux de la jeune femme pleine d’assurance cachée dans l’esprit de David, brouillant la frontière entre conduite professionnelle avec son patient et attirance personnelle pour Melinda.
Cette "réincarnation" de l’œuvre est assez différente de la production originale de 1965. Le triangle amoureux était précédemment axé autour de Daisy Gamble, une femme des années 60, le Docteur Mark Bruckner, et une Anglaise de la fin du XVIIIème siècle, Melinda Wells. Le spectacle ne présentait que des relations hétérosexuelles entre Daisy et son petit ami, Daisy et le Docteur Bruckner, et les désirs du Dr. Bruckner pour Melinda.
En transformant Daisy en David, l’équipe créative a conçu de toutes nouvelles dynamiques entre les personnages : désormais, David est un homosexuel, ses problèmes d’engagement ouvrent donc à d’autres interprétations et l’attraction de David pour le Docteur Bruckner entraîne de nouvelles complications dues au fait que le médecin est hétérosexuel et n’est pas libre.
La plupart des chroniques publiées dans la presse ont essentiellement porté sur ces remaniements, tendant à négliger la qualité de la distribution et le talent avec lequel les artistes s’acquittent de cette nouvelle interprétation.
Harry Connick Junior est à la tête de la troupe dans le rôle du très compétent mais excessivement mesuré Docteur Bruckner. De retour au théâtre après The Pajama Game et Harry Connick, Jr. in concert on Broadway, il chante dans son style si reconnaissable, au top de sa forme vocale, en particulier sur "Too Late Now" et la célèbre chanson titre.
Cependant, aussi charmante que puisse être sa voix, il se montre trop raide, même pour un psychiatre veuf, ce qui revient à dire qu’il est à peu près aussi droit et carré d’esprit que son mobilier de bureau. Où est passé le charisme de Harry Connick Junior que nous connaissons et aimons tous ? Connick s’extrait de sa coquille principalement lorsque son personnage apprend à aimer à nouveau, mais il lui manque encore la personnalité de dragueur complètement détendu que nous lui connaissons en concert.
Lorsqu’il atteint les scènes culminantes de la pièce, Connick démontre ses capacités d’acteur avec une prestation passionnée qui vous fait regretter que de sa performance n’ait pas été aussi puissante tout au long du spectacle. Peu importe, Connick prouve qu’il est plus qu’un chanteur et a sa place parmi les vedettes masculines de Broadway.
Pour une prestation vraiment décontractée, n’allez pas chercher plus loin que le délicieux David Turner (Arcadia ; Sunday in the Park With George) dans le rôle de David Gamble. Il est absolument charmant, de son sourire radieux aux notes cristallines de "Hurry! It’s Lovely Up Here". L’énergie juvénile de Turner assortie à ses légères touches d’humour rend David Gamble d’autant plus vulnérable et attachant.
Sa prestation solide n’a d’égale que celle de Jessie Mueller dont ce sont les débuts à Broadway dans le rôle de Melinda, alter ego passé de David. Mueller montre d’impeccables talents dans le jazz avec une voix de big-band sensuelle et soyeuse, notamment dans le show-stopper "Ev’ry Night at Seven". Sa confiance et son aisance vocale ne produisent pas cependant une alchimie parfaite avec Connick ; peut-être qu’avec le temps, alors qu’ils s’installeront tous les deux un peu mieux dans leurs rôles, cette chimie entrera enfin en ébullition.
Les seconds rôles Kerry O’Malley (White Christmas ; Into the Woods), qui incarne le personnage de Sharone Stein, créé pour l’occasion, et Drew Gehling (A Minister’s Wife ; Jersey Boys) en Warren Smith, le petit ami de David, sont sous-utilisés tout en brillant par leurs voix chaudes, tout particulièrement dans le numéro en quatre partie "(S)he Wasn’t You" avec Connick et Turner.
Sara Stiles (Avenue Q ; Vanities) apporte une note comique mais va souvent un peu trop loin avec sa désinvolture supercaféinée.
Lori Wilner et Heather Ayers, deux comédiennes qui sortent du lot dans des rôles comiques non chantants, n’arrêtent pas de faire rire le public avec leur multitude de personnages excentriques.
Pour un groupe assez clairsemé d’une demi-douzaine d’artistes, l’ensemble remplit la scène joliment avec des personnalités uniques et une exécution impeccable des chorégraphies convulsives très seventies de Joann M. Huntere.
Cependant, c’est un miracle d’arriver à distinguer cette distribution talentueuse du décor criard et de l’éclairage tout aussi horrible conçus respectivement par Christine
Jones et Kevin Adams.
Panneau après panneau et projection après projection enchaînent un méli-mélo de motifs géométriques psychédéliques de toutes les couleurs d’un arc en ciel sous acide, qui par la suite bouge et tourne assez pour vous donner la nausée. Si l’on tient compte du fait que ce duo a signé des décors et des lumières spectaculaires auparavant (Spring Awakening ; American Idiot), leur échec en est ici d’autant plus décevant.
C’est un cauchemar visuel, avec un mélange de motifs et de couleurs sortis des années 1960, au lieu des tons éteints de 1974, à l’exception des quelques costumes signés Catherine Zuber qui se montrent fidèles à l’esthétique de l’année 1944 dans laquelle évolue Melinda. Le spectacle sautant sans arrêt d’une époque à l’autre, les éléments de design devraient clairement indiquer les différentes périodes, plutôt que ressembler à une véritable foire d’empoigne.
Mis à part le design, la continuité de ce spectacle, particulièrement dans le contexte des époques historiques dans lesquelles il se déroule, en fait une "réincarnation" réussie de On a Clear Day.
Le metteur en scène et nouveau concepteur Michael Mayer (Spring Awakening ; American Idiot) a choisi à bon escient d’inscrire cette production en 1974, quelques années après les émeutes de Stonewall de 1969 qui ont déclenché le mouvement des droits des homosexuels à New York. David Gamble aurait vraisemblablement vécu dans Greenwich Village, au cœur de ce mouvement, et pris part à la première Gay Pride américaine de mars 1970. Il aurait aussi compris les retombées de la décision de l’American Psychiatric Association de retirer l’homosexualité de la liste des troubles psychiatriques en 1973, lui ouvrant la voie pour parler ouvertement avec le Docteur Bruckner de sa relation avec son petit ami. De même, placer Melinda Wells en 1944 permet à Mayer de montrer comment Melinda, esprit libre un peu naïve, voulait parcourir le monde et divertir les troupes américaines comme chanteuse.
En outre, le spectacle recourt à des numéros de jazz optimistes et amusants parfaitement appropriés au style de Connick.
Ces changements apportés à la production originale créent des personnages bien définis et une intrigue limpide. Si les concepteurs s’étaient montrés raccord avec les périodes et avaient édulcoré leurs choix, On a Clear Day aurait en effet été le jour radieux que promet le titre.
[Lire la version originale de cette critique]
Photos : Paul Kolnik
On a Clear Day You Can See Forever, de Burton Lane, Alan Jay Lerner, réimaginé et mis en scène par Michael Mayer
Au St. James Theatre, 246 W. 44th St. à New York
Durée : 2h45, avec un entracte de 15 minutes
Musique : Burton Lane ; paroles : Alan Jay Lerner ; nouveau livret : Peter Parnell ; basé sur le livret original d’Alan Jay Lerner ; chorégraphies : Joann M. Hunter ; scénographie : Christine Jones : costumes : Catherine Zuber ; lumières : Kevin Adams; sound design : Peter Hylenski ; coiffures et perruques : Tom Watson.
Avec : Harry Connick, Jr. (Dr. Mark Bruckner), Jessie Mueller (Melinda Wells), David Turner (David Gamble), Drew Gehling (Warren Smith), Kerry O’Malley (Dr. Sharone Stein), Sarah Stiles (Muriel Bunson), Heather Ayers (Cynthia Roland/Leora Kahn/Club Vedado Singer/Betsy Rappaport/Radio Singer), Benjamin Eakeley (Preston/Announcer/Radio Singer/Stage Manager), Alex Ellis (Hannah), Kendal Hartse (Ensemble), Grasan Kingsberry (Ensemble), Tyler Maynard (Roger/Sawyer/Radio Singer), Paul O’Brien (Anton/Dr. Leo Kravis/Maurice/Mr. Van Deusen/Gene Miller/Wesley Porter, 1974), Zachary Prince (Alan/Wesley Porter, 1944), Alysha Umphress (Paula), Lori Wilner (Mrs. Hatch/Mrs. Lloyd/Vera/Radio Singer).