Critique : "Passion", la plus incroyable des histoires d'amour au Théâtre du Châtelet

Temps de lecture approx. 10 min.

Passion est la cinquième œuvre de Stephen Sondheim présentée par le Théâtre du Châtelet depuis que son directeur, Jean-Luc Choplin, a entrepris en 2010 de faire découvrir aux français ce compositeur et parolier considéré comme un dieu vivant aux Etats-Unis et en Angleterre.
Pour la première fois, des artistes français de premier plan sont aux manettes, Fanny Ardant pour la mise en scène, Natalie Dessay dans le rôle principal et le peintre Guillaume Durieu pour les décors.

Cette comédie musicale, que d’aucun appelle une « tragédie musicale », est l’œuvre la plus singulière de Sondheim. Celle dans laquelle apparait la quintessence de son art, dépouillé des paillettes et de tous les artifices de la comédie musicale classique. Ici pas de numéro chanté destiné à vivre sa vie en dehors du spectacle, pas de numéro de claquettes ou de ballet, pas de plaisanteries. Nous sommes dans le drame et la psychologie sur le thème de l’amour. Pas l’amour copain, pas l’amour pépère, ni même l’amour courtois, mais l’amour passion ! Une passion absolue, effrayante, comme il en existe chez Verdi ou chez Racine. L’amour qui mène au sacrifice suprême, celui de sa vie.

L’histoire est étrange. Une femme laide et mortellement malade harcèle un séduisant officier d’un amour encombrant, étouffant, effrayant. Le capitaine Giorgio Bachetti est épris ailleurs, mais par la simple force de ses sentiments, Fosca parvient à retourner la situation. Quand Giorgio prend conscience que personne ne l’a jamais aimé – et jamais ne l’aimera – d’un amour aussi pur, il tombe amoureux de Fosca. Il passera une dernière nuit avec elle, sachant qu’elle en mourra. Le scenario est à peine crédible, mais c’est ce qui le rend fascinant.

Sondheim découvrit l’histoire en 1983 grâce au film d’Ettore Scola, "Passione d’amore", lui-même adapté d’une nouvelle d’Iginio Ugo Targetti, dans lequel Bernard Giraudeau interprète le rôle du jeune et séduisant officier. L’invraisemblance même de la situation lui apparut comme un défi intéressant et il se persuada qu’il tenait un sujet fabuleux pour une comédie musicale. Une idée plutôt curieuse car, dans cette œuvre, il n’est question que de sentiments paroxystiques se prêtant plus à l’opéra qu’à l’univers léger du musical. Mais Sondheim ne s’est jamais embarrassé de ce genre de convention, lui qui a trouvé le moyen de composer une comédie musicale à partir d’une toile de Seurat (Sunday in the Park with Georges produit au Théâtre du Châtelet en 2013) et une autre sur le barbier sanguinaire de Fleet Street, Sweeney Todd (également produit au Théâtre du Châtelet en 2011).

Pour travailler sur le livret de Passion, Sondheim convoqua James Lapine avec qui il avait déjà collaboré de nombreuses fois et dont il dit qu’il a « un grand sens musical et le goût du bizarre ». En accord avec ce dernier, il choisit de travailler la musique comme une rapsodie, c’est-à-dire sous la forme d’un long poème musical très libre, entrecoupé de dialogues. Un procédé qu’il a commencé à utiliser dans les années 80 avec Into the woods ou Sunday in the Park with Georges, et qui explique en partie pourquoi on considère qu’il a révolutionné la comédie musicale.

Passion ouvrit à Broadway en 1994. L’œuvre fut bien accueillie par la critique. Clive Barnes, le célèbre critique et écrivain britannique, était dithyrambique : « Quelques rares fois dans la vie, écrivit-il, vous êtes assis dans un théâtre et votre corps entier se mets à trembler devant quelque chose de tellement nouveau, de si surprenant, que ce que vous voyez n’est plus de la fiction mais devient la réalité même. Passion est juste… la pièce la plus exaltante de Broadway. Elle bouscule totalement le genre ».

En revanche pour le public, au début, tout était trop étrange : la forme musicale inhabituelle, le personnage de Fosca trop repoussant. On rapporte même que lors d’une avant-première un des spectateurs cria : « Crève, Fosca ! Crève ! ». Le musical tint l’affiche 280 représentations, la durée la plus courte pour un vainqueur du Tony Award du "Meilleur Musical". Mais, d’autres productions suivirent à Londres, en Allemagne et ailleurs. Aujourd’hui Passion est reconnu comme un chef-d’œuvre.

En montant Passion au Théâtre du Châtelet, le Directeur Jean-Luc Choplin prenait quelques risques. D’abord, celui de présenter au public français une pièce si différente des comédies musicales traditionnelles. Et, surtout, pour une fois, il n’a pas eu recours à une équipe exclusivement anglo-saxonne. A-t’il sciemment voulu “franciser” la production? Trouver en France des artistes taillés pour le genre “musical” relève surement du défi. Mais reconnaissons que le choix de Fanny Ardant et de Natalie Dessay est particulièrement judicieux. Qui, mieux que cette grande tragédienne, Fanny Ardant, pouvait comprendre cette histoire de passion, d’obsession, d’amour, de mort ? Il fallait y penser…

Quant à Natalie Dessay, elle donne pleinement la mesure de son immense talent de comédienne à travers l’incarnation de cette femme malade, passionnée jusqu’à l’hystérie. En outre, cela mérite d’être souligné, elle n’a qu’une légère pointe d’accent en anglais.
Le spectacle ouvre sur une scène torride entre Giorgio (Ryan Silverman) et Clara (Erica Spyres), sa maitresse, belle et voluptueuse femme mariée, avec laquelle il entretient une liaison amoureuse. Lorsqu’enfin, à peu près au tiers du spectacle, apparait Fosca, la nièce du colonel de la garnison où Giorgio vient d’être muté, on entendrait les mouches voler. Dessay est méconnaissable. Le contraste avec la voluptueuse et solaire Clara est foudroyant. Non pas qu’on ait enlaidie Dessay particulièrement, mais elle habite totalement son rôle. On croit à son personnage de femme au teint hâve, malade et mal dans sa peau. Elle prouve sans conteste qu’elle est au moins une aussi grande actrice qu’une divine diva.

La mise en scène de Fanny Ardant est juste et sobre. Tout comme sont dépouillés les décors de Guillaume Durrieu : de grandes toiles noires et blanches abstraites évocatrices des cloisons des maisons japonaises. C’est inattendu au Châtelet où on a plutôt l’habitude de décors spectaculaires, colorés, chatoyants, bourrés d’effets spéciaux destinées à rendre la fiction plus vraie que nature. Ici on est dans le minimalisme intégral mais cela ne gène pas. Cette sobriété est en tous les cas contrebalancée par les costumes de Milena Canonero. La robe qu’elle a dessiné pour Fosca jeune fille est tout simplement d’une beauté époustouflante. Canonero est une pointure, elle a travaillé sur tous les chefs d’œuvres du cinéma : "The Godfather", "Barry Lyndon", "Out of Africa," "Marie-Antoinette", pour n’en citer que quelques uns.

L’orchestre de Radio France, dirigé par Andy Einhorn, est parfait. Un habitué des scènes de Broadway, le directeur musical est en totale empathie avec la musique de Sondheim . “On peut débattre pour savoir si nous avons affaire à une comédie musicale ou un opéra, déclare-t’il, et je pense que le compositeur a brouillé les lignes avec succès. ….Jonathan Tunick a conçu des orchestrations luxuriantes qui complètent et mettent merveilleusement l’histoire en valeur. Je suis vraiment enchanté de diriger cette œuvre ».

Les deux autres rôles principaux sont tenus par des grands pro de Broadway, Erica Spyres et Ryan Silverman. Spyres, bien que gracieuse et excellente comédienne/chanteuse, est forcément éclipsée par Dessay mais c’est uniquement dû au fait que la beauté et les sentiments de Clara paraissent mièvres à côté de la sombre détermination de Fosca. Ryan Silverman joue avec une conviction totale et réussi la performance de faire croire à sa conversion. Fosca jeune fille, jouée par une petite danseuse qui n’a aucun texte à dire et ne s’exprime qu’à travers une chorégraphie, capte tous les regards. Damian Thantrey, fait une brève apparition remarquée dans le rôle du Comte Ludovic, vil séducteur de Fosca jeune fille.

On nous serine tout au long de la vie qu’il faut être aimable pour être aimé. Mais l’histoire de Fosca est celle du triomphe de la passion sur la beauté. Le personnage atteint la dimension d’un mythe et l’on ne sort pas indemne de cette magnifique production. Comme toujours, les comédies musicales de Stephen Sondheim – et celle-ci en particulier – projettent le spectateur dans une réflexion. Sondheim va si loin et si profond dans la psychologie des personnages qu’on se pose des questions sur soi, sur l’auteur. Où va-t-il chercher toutes ses histoires ? Que dit l’histoire de Fosca sur Sondheim lui-même ? « Il s’agit ici du Sondheim le plus pur et le plus romantique que nous ayons jamais entendu », répond le directeur musical Andy Einhorn, à propos de Fosca.

Au travers ses interviews, Sondheim apparait toujours comme un homme extraordinairement intelligent, profondément bienveillant, terriblement pudique et un peu mystérieux. En fin de compte Fosca, ne serait-ce pas Sondheim lui-même ?

Découvrez en vidéo la bande-annonce de Passion :

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Passion, de Stephen Sondheim
Musical en un seul acte inspiré du film "Passione d’Amore d’Ettore Scola"
D’après la nouvelle "Fosca" de Iginio Urgo Tarchett

Au Théâtre du Châtelet du 16 au 24 mars 2016

Musique et paroles de Stephen Sondheim ; Livret de James Lapine ; Direction musicale : Andy Einhorn avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France ; Mise en scène : Fanny Ardant ; Décors : Guillaume Duriez ; Costumes : Milena Canonero ; Chorégraphie : Jean Guizerix ; Lumières : Urs Schönebaum ; Son : Stéphane Oskeritzian

Avec : Natalie Dessay (Fosca) ; Ryan Silverman (Giorgio Bachetti); Erica Soyres (Clara) ; Shea Owens (Colonel Ricci) ; Karl Haynes (Docteur Tambourri) ; Roger Honeywell (Lieutenant Torasso) ; Michael Kelly (Sergent Lombardi, Cook) ; Nicholas Garrett (Lieutenant Barri, le père de Fosca) ; Franck Lopez (Major Rizzolli) ; Damian Thantrey (Comte Ludovic) ; Matthew Gamble (Soldat Augenti) ; Tara Venditti (la mère de Fosca) ; Kimy McLaren (la Maîtresse) 

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