Critique : "Pop'pea" au Théâtre du Châtelet

Temps de lecture approx. 8 min.

Critique : "Pop'pea" au Théâtre du ChâteletL’Incoronazione di Poppea, opéra de 1642 signé Monteverdi, reçoit une nouvelle jeunesse sous la forme d’un opéra-rock iconoclaste et éclectique, déroutant et ébouriffant, qui réunit sur la scène du Châtelet la fine fleur du rock, de la new-wave, de la pop, du jazz, et du rap !

Othon est l’amant de Poppée, femme envoûtante et ambitieuse, et maîtresse de l’empereur Néron qu’elle entend bien voler à Octavie, impératrice trahie et abandonnée. Cette dernière, faisant fi des tentatives de consolation du philosophe Sénèque, et cherchant la vengeance que lui a suggérée son amie Drusilla, entraîne tout ce petit monde à sa perte dans une spirale tragique et cynique qui pointe du doigt les excès du pouvoirs.

© Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet / à l'image: Benjamin Biolay (Ottone)

Le Théâtre du Châtelet, impressionnante machine dont les productions bénéficient d’une débauche de moyens, de mises en scène grandiloquentes et d’artistes internationaux, ne m’a séduit avec son théâtre musical emprunt d’opéra qu’à de rares exceptions (A Little Night Music, simple et sublime, et dans une moindre mesure The Sound of Music, plombé par une torpeur qui le rendait interminable).
Si dans cette maison la comédie musicale (essentiellement américaine) reçoit un traitement lyrique souvent contesté par les amateurs du genre, l’opéra y subit aujourd’hui une cure de jouvence osée. Et pour la première fois me fait prendre mon pied.

À l’initiative du toujours très innovant et audacieux Jean-Luc Choplin (directeur du Théâtre du Châtelet), la dernière œuvre lyrique de Claudio Monteverdi, L’Incoronazione di Poppea devient en 2012 Pop’Pea, un titre qui traduit à merveille la direction radicalement "populaire", aux croisements du pop-art, de la télé-réalité et du rock, qui a été insufflée à cette réécriture délirante d’un fait historique devenu quasi-mythique.

© Marie-Noëlle Robert-Théâtre du Châtelet / à l'image de gauche à droite : Benjamin Biolay (Ottone), Carl Barât (Nero), Achilles 'AC' Charrington (soldat), Anna Madison (Drusilla), Marcus 'Matic Mouth' Smith (Soldat)

Orchestrée pour guitares électriques, synthés et autres instruments rock, la partition de Monteverdi révèle un potentiel pop étonnant et détonnant. Œuvre du compositeur américain Michael Torke, de Peter Howard (ex-The Clash) et Max La Villa, les nouvelles orchestrations empruntent à toutes les variantes du rock (de la soul jusqu’au rap), dynamisent et facilitent l’accès à un genre parfois rebutant pour le spectateur néophyte.
On pourrait penser l’entreprise irrespectueuse de l’œuvre originale, mais on apprend dans le programme du spectacle que la recréation de la musique (tout en restant fidèle aux mélodies) est avec cette œuvre incontournable puisque "les partitions de l’opéra vénitien du XVIIe siècle se limitaient à la partie de chant et à la basse continue […] l’improvisation était alors la norme, et c’est bien cet esprit et cette liberté que le directeur du Châtelet a souhaité recréer."

Dans le même souci de popularisation de l’œuvre, les paroles et le livret des trois actes de l’opéra ont été considérablement épurés par Ian Burton (My Fair Lady au Châtelet), pour former une intrigue limpide condensée en 1h45 – soit la durée standard d’un film, "pop" oblige. Intégralement réécrits en anglais, les paroles et les dialogues n’hésitent pas à emprunter à l’argot et au langage le plus vulgaire, à grands éclats de "fuck" et de "bitch", pour mieux coller au langage de la rue auquel le cinéma américain nous a habitués.

© Marie-Noëlle Robert-Théâtre du Châtelet / à l'image: Carl Barât (Nero), Benjamin Biolay (Ottone)

L’attrait majeur de cette production est sans conteste la mise en scène flashy de Giorgio Barberio Corsetti (La Pietra del Paragone) et Pierrick Sorin (La Pietra del Paragone ; René l’Énervé) : véritable show télévisé, elle repose sur un parti pris vidéo fort qui exploite de nombreuses caméras et trucages réalisés en temps réel grâce à fonds bleus, automates et marionnettes.
Ludique et définitivement pop dans son imagerie, la scénographie est accrocheuse et propose tour à tour des moments de pure comédie ou d’émotion intense, offrant au passage quelques instants de grâce servis par des images magnifiques. Ces tableaux tirent leur beauté de la simplicité et la clarté de leur concept, reposant toujours sur une idée forte dont le premier degré est aussi séduisant qu’amusant.
La mise en scène et la direction d’acteurs se teintent alors d’accents cartoon qui siéent parfaitement à la maladresse d’une partie des interprètes, plus habitués des scènes de concert que de théâtre.

© Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet

Carl Barât (du groupe The Libertines), en despote à l’énergie adolescente, campe avec brio un Néron rock-star ravageur. Dans le rôle titre (qu’elle a déjà interprété plus de soixante fois sous la direction de divers chefs d’orchestre), Valérie Gabail, c
hanteuse lyrique aussi admirable vocalement que pour son aisance sur scène, est une Poppée vénéneuse aussi élégante qu’abjecte.
Servie par deux airs (c’est trop peu !) envoûtants, la chanteuse jazz Fredrika Stahl est incroyablement poignante dans le rôle d’Octavie. Et quel bonheur, quelle émotion de découvrir sur scène Marc Almond, chanteur du célèbre groupe Soft Cell, à la carrière solo impressionnante (plus de trente millions d’albums vendus à travers le monde) et pourtant trop rare sur les scènes françaises, dans le rôle sur-mesure de Sénèque, le philosophe stoïcien.
En Othon, Benjamin Biolay peine en revanche à convaincre : son interprétation hésitante n’a d’égal que son jeu approximatif. Hormis pour ses qualités de tête d’affiche, on peine à comprendre ce qui a bien pu motiver le choix d’engager le chanteur-acteur sur ce beau projet.

© Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet

La distribution est complétée par Anna Madison, chanteuse de dance music charmante dans le rôle de Drusilla, Joël O’Cangha (aussi à l’aise à l’opéra que dans The Lion King – en Allemagne – ou Autant en emporte le vent de Gérard Presgurvic), et deux rappeurs anglais : Achilles ‘Ac’ Charrington et Marcus ‘Matic Mouth’ Smith.

En dépit du rythme effréné d’une intrigue réduite à sa plus pure essence, certains récitatifs donnent l’impression de traîner en longueur et peuvent perdre le spectateur.
Encore faut-il que celui-ci soit conquis, car l’accueil dans la salle est plutôt mitigé : tantôt les "bravo" et les applaudissements se font retentissants, tantôt les manifestations se font plus timides. L’on sent bien que ce projet un peu fou d’un "Poppea on the Rock", combinant pourtant tous les codes de la culture populaire et clairement destiné à susciter l’intérêt auprès des moins de 30 ans réfractaires à l’opéra, est un hybride déroutant dans lequel une partie des spectateurs aura peine à se retrouver.

© Marie-Noëlle Robert - Théâtre du Châtelet / à l'image: Carl Barât (Nero), Marc Almond (Seneca)

Le résultat est pourtant une éblouissante création de théâtre musical, qui transpose l’œuvre de Monteverdi en opéra-rock (et donc, pourquoi pas, en comédie musicale) du XXIème siècle.
Au risque de m’attirer l’ire des amateurs d’opéra d’un côté et des fans de grands spectacles de variétés à la française de l’autre , je ne peux m’empêcher de voir dans cette Pop’pea une cousine plus ou moins rapprochée des Dracula de Kamel Ouali ou Mozart de Dove Attia. La différence majeure de ce qui nous est actuellement donné de voir au Théâtre du Châtelet est avant tout une exigence artistique sans concession, servie par des sonorités et une mise en scène accrocheuses.
L’entreprise est réussie et on ne peut que souhaiter voir l’expérience se renouveler à l’avenir avec d’autres opéras des plus connus.

Pop’pea fera l’objet d’une captation vidéo pour diffusion prochainement sur Orange 3D et France Télévisions.


Pop’pea, un opéra vidéo-pop d’après L’incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi
Sur une idée originale de Jean-Luc Choplin.

Au Théâtre du Châtelet
1 place du Châtelet 75001 Paris

Les 29, 30, 31 mai, 2, 5 et 7 juin 20h00, le 3 juin 2012 à 16h00.

De 33 à 96,80 €

Réservations : points de vente habituels

Adaptation musicale : Michael Torke ; Direction musicale et co-orchestration – Arrangement des récitatifs : Peter Howard ; Orchestration – Arrangements des récitatifs : Max La Villa ; Livret et lyrics : Ian Burton

Mise en scène : Giorgio Barberio Corsetti ; Mise en scène, scénographie, vidéo : Pierrick Sorin ; Costumes : Nicola Formichetti ; Lumières : Marco Giusti

Avec : Valérie Gabail (Poppée), Carl Barât (Néron), Benjamin Biolay (Othon), Marc Almond (Sénèque), Fredrika Stahl (Octavie), Anna Madison (Drusilla), Joel O’Cangha (Lucano), Achilles ‘AC’ Charrington (Soldat 1), Marcus ‘Matic Mouth’ Smith (Soldat 2).

Batterie : Peter Howard ; Guitares : Max La Villa ; Basse : Gaz Williams ; Percussions : Chris McComish ; Claviers : Angie Pollock, William Drake

Musique additionnelle "Keep Back Your Tears": Max La Villa

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