Les Américains adorent la télé-réalité. De Survivor (Koh-Lanta) à Top Chef, il y en a pour tous les concepts. Si la télé-réalité avait fait fureur en 1901, l’Américaine lambda Anna Edson Taylor serait devenue célèbre et aurait été la vedette d’une émission à succès, monopolisant la une de tous les tabloïds.
Hélas, la vraie femme est née 110 ans trop tôt, mais Queen of the Mist de Michael John LaChiusa (The Wild Party ; Marie Christine) examine la vie de Taylor dans une magnifique production en première mondiale à New York.
Taylor est présentée dans une ouverture rapide qui montre sa maîtrise dans l’art de la tromperie. Avec l’habileté d’une "people" qui témoignerait pour éviter une peine de prison, elle évite régulièrement de payer son loyer avant d’emménager avec sa sœur à New York.
Elle se débarrasse de ses habitudes d’escroc et change son numéro pour devenir cette fois une expérimentatrice scientifique auto-proclamée. La seule expérience qu’elle concocte ressemble cependant d’avantage à un numéro de cirque : traverser les chutes du Niagara dans un tonneau de sa propre conception, et survivre à l’expérience. Taylor espère qu’être catapultée par-dessus les chutes la propulsera dans la gloire et la richesse.
Ambitieuse et dynamique, elle cherche un manager et jette son dévolu sur Frank Russell, le complément parfait à Annie (nom sous lequel elle est connue par ceux – peu nombreux – qu’elle n’arnaque pas). Russell n’est pas dupe de ses tromperies et sait qu’elle projette de l’utiliser dans le seul but de devenir riche et célèbre. Avec Russell comme manager potiche, Taylor mène son expérience de parc d’attraction, entre dans les livres d’Histoire et lutte pour faire face aux conséquences.
Mary Testa entourée de Stanley Bahorek, D.C. Anderson et Tally Sessions, dans Queen of the Mist
Queen of the Mist, dans son état embryonnaire, s’est installé confortablement à l’intérieur de la chrysalide que forme le Gym at Judson (NDLR : un gymnase converti en salle de théâtre). Les sièges, à la fois fonctionnels et appropriés au contexte, s’accordent également au spectacle d’un point de vue stylistique. Des chaises installées sur des gradins profonds et escarpés montent jusqu’au plafond et s’alignent de chaque côté de la scène afin de symboliser un canyon. Dans ce cadre intimiste, le public devient le spectateur omniscient d’une émission de télé-réalité qui remonterait le temps. De petits lustres et un éclairage pâle et inquiétant rappellent une époque élégante révolue, qui offre un décor envoûtant.
La partition de LaChiusa emporte le public et vient compléter l’ambiance. Entre les numéros chantés, un ensemble de sept musiciens polyvalents joue un accompagnement presque continu. Ces passages sont comme une évocation de l’eau qui reflue, s’agite et tourbillonne. À certains moments, la musique est en constant mouvement de telle sorte qu’elle perd presque le contrôle, en particulier durant les scènes riches en émotions qui plongent dans le psychisme de Taylor. LaChiusa établit des parallèles entre Taylor et l’eau, les deux faisant preuve d’une énergie débridée et d’une détermination farouche souvent au bord de la fureur.
Et quelle fureur : Mary Testa (Xanadu ; Chicago) offre une prestation électrique dans le rôle d’Anna Edson Taylor. Alors que les autres protagonistes de la pièce ont une progression assez lisse, Taylor traverse les hauts et les bas typiques des célébrités de la presse à sensations. Testa surfe avec maestria sur les vagues jusqu’au sommet de leurs crête et s’écrase dans leurs fonds. Telle un barrage affectif, Testa contrôle minutieusement chaque muscle de son corps pour dépeindre la façade stoïque de Taylor et n’ouvre les vannes que dans les moments d’extrême émotion. Les observateurs inattentifs pourraient ne pas remarquer la défaite et l’impuissance que renvoient les yeux de la comédienne, alors qu’elle revient avec une confiance apparente dans la vie de sa jeune sœur timide, Jane. Cependant, il est impossible d’ignorer la rage brute qui émane de Testa, en particulier dans le final. Sa prestation l’inscrit dans la lignée d’artistes légendaires telles que Ethel Merman et Angela Lansbury.
Mary Testa et la troupe de Queen of the Mist : Julia Murney, Theresa McCarthy, D.C. Anderson et Stanley Bajorek
Pour soutenir Testa dans sa remarquable performance, la distribution fait appel à six comédiens dont la plupart jouent une multitude de rôles avec grande efficacité. Sur scène, son meilleur partenaire est Andrew Samonsky (South Pacific), dans le rôle de Frank Russell, qui parvient à nous charmer jusque dans ses fanfaronnades et ses éclats de colère de soûlaud.
Le décor minimaliste signé Sandra Goldmark (The Boys in the Band) et les costumes d’époques basiques de Kathryn Rohe sont fonctionnels et permettent de se concentrer sur l’histoire de Taylor. Quelques coupes judicieuses dans le livret et quelques numéros aideraient la production à couler de façon plus fluide jusqu’à un final de belle facture.
Tout comme les stars de télé-réalité d’aujourd’hui, Anna Edson Taylor est une femme qui a convoité la célébrité pour l’argent, le glamour, l’attention — tout simplement dans l’espoir d’être célèbre. Queen of the Mist s’aventure au-delà de la fa
çade endurcie de Taylor et plonge dans le flot trouble et tourbillonnant des émotions que dissimule sa surface, d’une façon que la télé-réalité n’aurait jamais pu atteindre.
Mise à nue, ce sont l’humanité et la vulnérabilité avec lesquelles Testa incarne Taylor qui élèvent le personnage au rang de star.
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Queen of the Mist, de Michael John LaChiusa
Commandé par Transport Group Theatre Company (www.transportgroup.org)
Jusqu’au 20 novembre 2011
Au The Gym at Judson – 243 Thompson Street at Washington Square South, New York
Mise en scène : Jack Cummings III.
Avec : Mary Testa, D.C. Anderson, Stanley Bahorek, Theresa McCarthy, Julia Murney, Andrew Samonsky, et Tally Sessions.