C’est tout à l’honneur du Théâtre du Châtelet et de son directeur, Jean-Luc Choplin, d’avoir programmé en cette fin du mois de janvier Street Scene, un drame musical profondément intelligent qui inspira plus tard d’autres grands compositeurs américains comme Gian Carlo Menotti, ou Steven Sondheim.
Moins connu que l’inusable Opéra de Quat’sous, Street Scene est sans doute l’œuvre la plus aboutie de Kurt Weil. Et c’est grâce aux compagnies The Opera Group et Young Vic Theater – la première ayant pour vocation de faire découvrir des opéras du XXème siècle à une vaste audience, la seconde de permettre à de jeunes comédiens, metteurs en scènes… de travailler avec les plus grands artistes de théâtre – que le public parisien à la chance de découvrir ce chef d’œuvre du théatre musical en version originale, surtitrée en Français.
Un mariage fusionnel entre le musical et l’opéra américain.
Street Scene a été qualifié par la critique d’Opéra américain, ou d’Opéra de Broadway. Émigré aux États-Unis en 1933, Kurt Weil prit conscience que Broadway était aux américains ce que l’opéra était aux Allemands. Compositeur classique de renommée mondiale et auteur de nombreux opéras, il était convaincu qu’on pouvait écrire de la grande musique, avec une vraie dramaturgie, créer des personnages poignants et réalistes et plaire malgré tout au public américain. Parmi ses compositions, Street Scene est l’œuvre qui s’approche le plus de cet idéal et c’est ce qui la rend si singulière ; en premier lieu à cause de l’étonnante partition musicale mêlant avec bonheur et fluidité tous les styles, du jazz à Puccini.
Ensuite par le sujet : une critique sociale. L’histoire se déroule sur à peine 24 heures dans le Lower East Side de Manhattan. Les personnages sont les habitants du quartier, immigrés juifs, italiens… tous venus chercher leur part du rêve américain.
Ces vies vécues dans la promiscuité et la chaleur étouffante puent la pauvreté qui colle à la peau et aux idées. Une pauvreté qui pervertit les esprits et contient en germe tous les ingrédients qui conduisent implacablement à la tragédie. Le discours est étonnamment pro-communiste et l’on se dit que si Weil avait sévit quelques années plus tard, dans les années du Maccarthysme, il aurait fini sur la chaise électrique.
Quoi qu’il en soit, le contenu est étonnamment moderne et pourrait fort bien convenir à une œuvre qui se déroulerait aujourd’hui dans nos ZUP et autre ZEP.
Le trio gagnant au cœur de Street Scene
Écrit sur un livret d’Elmer Rice, avec le concours de Langston Hughes, un poète noir, comme parolier, le spectacle fut créé à Philadelphie le 16 décembre 1946 et repris à New York l’année suivante. Il obtint un triomphe et resta plus longtemps à l’affiche que Porgy and Bess.
La mise en scène de John Fulljames, servie par une palette de chanteurs-comédiens-danseurs exceptionnelle, est plutôt réussie. Surprise : l’orchestre Pasdeloup, dirigé par Tim Murray, est installé sur la scène au milieu des échafaudages qui représentent les immeubles New Yorkais avec leurs façades striées d’escaliers métalliques.
Le spectacle ouvre sur les habitants qui se plaignent de la chaleur étouffante ("Ain’t It Awful Hotz"). La conversation vire au commérage sur l’aventure extraconjugale d’Anna Maurrant avec Sankey, le laitier ("Get a Load of That").
Première impression : l’orchestre joue trop fort. En outre la diction du trio de commères est incompréhensible. Mais avec l’arrivée de Anne Maurrant qui chante une magnifique aria de 7 minutes, "Somehow I Never Could Believe", l’équilibre entre l’orchestre et les chanteurs se trouve et l’émotion s’installe.
Mrs Maurrant est marié à Frank, un homme inquiet, broyé par la pauvreté et victime consentante du système qui l’exploite. Il sent confusément que sa famille lui échappe, sa femme, mais aussi sa fille, Rose, et tente par la violence de retenir son ordre à lui ("Let Things Be Like They Always Was").
Rose est tiraillée entre l’amour pur et sincère de Sam, fils intello et lunetteux du rabbin Abraham et les propositions de son patron, manipulateur et marié ("Wouldn’t You Like To Be on Broadway"). Le décor, les personnages, les sentiments, tous les ingrédients sont en place pour le drame à venir. Mrs Maurrant succombera sous les coups d’un mari rongé par la peur et la jalousie et Rose, finalement, décidera de partir, seule.
La scène d’adieu entre Sam et Rose, est un moment d’une rare intensité. Paul Curievici, dans le rôle de Sam, un jeune homme d’une lucidité effrayante qui assiste impuissant au drame qui se noue et qui en définitif échoue à retenir la femme qu’il aime, est bouleversant. Son désespoir palpable sans que sa performance vocale en soit le moins du monde altérée sont la marque d’une parfaite technique et d’un grand interprète.
Mis à part les rôles principaux, Frank (Geoffrey Dolton) et Anne Maurrant (Sarah Redgwick), Rose (Susanna Hurrel) et Sam (Paul Curievici), la plupart des autres comédiens se partagent plusieurs rôles. C’est à eux aussi que sont confiés les numéros fantaisistes. Le plus célèbre est le fameux sextet du cornet de glace ("Ice Cream Sextet"), mais non moins étonnant est le fabuleux numéro de jitter-bug dansé et chanté par des jeunes de l’immeuble. Sans parler de &quo
t;Wrapped in a Ribbon and Tied in a Bow", un air dans la plus pure tradition de la comédie musicale.
Dommage que la programmation soit limitée à quatre représentations : Street Scene est à voir et à revoir.
Street Scene, de Kurt Weill
Au Théâtre du Châtelet
Place du Châtelet – 75001 Paris
Vendredi 25 janvier 20h
Dimanche 27 janvier 16h
Mardi 29 janvier 20h
Jeudi 31 janvier 20h
Musique : Kurt Weill ; livret : Elmer Rice ( basé sur sa pièce éponyme ) ; paroles : Langston Hughes et Elmer Rice ; production Young Vic Theatre etThe Opera Group
Avec : Geoffrey Dolton ; Sarah Redgwick ; Susanna Hurrell ; Pacblo Cano Carciofa ; Paul Featherstone ; Kate Nelson ; Paul Curievici ; Robert Burt ; Simone Sauphanor ; Paul Reeves ; Harriet Williams ; James McOran-Campbell ; Margaret Preece ; Ashley Campbell ; Darren Abrahams ; Joanna Foote ; Riordan Kelly
Et avec l’Orchestre Pasdeloup et le Choeur du Châtelet