Lundi dernier, 15 avril, le spectacle à l’affiche du Châtelet, Sunday in the Park with Georges, aurait pu avantageusement être rebaptisé "Monday at the Châtelet with Stephen", tant le public parisien a réservé un accueil enthousiaste au compositeur / parolier venu assister à la première française de son œuvre. Ce jour là, Stephen Sondheim, entouré de toute la troupe du Châtelet, a été acclamé debout pendant près de 15 minutes.Il faut reconnaitre que Sunday in the Park with Georges est un festin pour les yeux et ce en grande partie grâce à la touche magique de l’un des plus grands décorateurs contemporains, William Dudley, le grand maitre de l’imagerie assistée par ordinateur. Bien sur, le sujet de la pièce musicale – la fameuse toile du peintre pointilliste Georges Seurat, Un dimanche après midi sur l’Île de la Grande Jatte – se prêtait particulièrement à l’élaboration d’un décor à couper le souffle, où se mêlent en permanence l’image et le réel.
A priori, monter une comédie musicale à propos d’une peinture pouvait paraître saugrenu, ou pour le moins risqué. On est en droit de se demander comment Sondheim et son librettiste, James Lapine, ont eu cette idée et s’ils ne risquaient pas tout bonnement de se planter.
De fait, c’est James Lapine, auteur dramatique très influencé par les arts visuels, qui souffla l’idée à Sondheim. Le compositeur et ce dernier se rendirent à l’Art Institute de Chicago pour contempler cette œuvre mythique et de taille monumentale (environ deux mètres sur trois). Le premier éblouissement passé, Sondheim s’étonna du fait qu’aucun des 50 personnages présents sur la toile, d’origines sociales et d’âges divers, ne se regardaient. Immédiatement, son imagination se mit en marche. Qui étaient-ils et quels liens existaient entre eux ? La femme de petite vertu qui tenait un singe en laisse, au premier plan à droite, n’était-elle pas la maitresse et le modèle de Seurat ? Et la vieille dame très distinguée en arrière plan ne pouvait elle pas être la mère du peintre ?
"Il ne manque plus que le personnage principal", observa James Lapine. "Qui ?", rétorqua Sondheim. "Le peintre lui-même". À cet instant les deux hommes surent qu’ils tenaient la trame d’une pièce de théâtre, et pourquoi pas d’une comédie musicale. Profitant du fait qu’on sait peu de choses de Seurat, (mort à 31 ans sans avoir vendu une seule toile), ils brodèrent toutes sortes d’intrigues autour du peintre et de sa maitresse et des personnages du tableau. Ils réussirent si bien leur affaire que Sunday in the Park obtint le Prix Pulitzer d’art dramatique, en 1985.
Rien ne ressemble moins à une comédie musicale de Sondheim qu’une autre comédie de Sondheim. Sans surprise, Sunday in the Park est inclassable. Au risque de choquer le compositeur, c’est une pièce de théâtre et une réflexion sur la condition d’artiste, avant d’être une comédie musicale. Il y a de nombreux dialogues et répliques que l’on aimerait retenir. Deux thèmes se chevauchent : les affres de la création artistique et l’impossibilité pour l’artiste de concilier sa vie privée et son art.
À la fin du premier acte, lassée d’attendre que Seurat (Julian Ovenden) veuille bien lui accorder l’attention qu’elle désespère d’avoir, Dot (Sophie-Louise Dann), lui annonce qu’elle part en Amérique avec Louis, le boulanger (Jonathan Gunthorpe).
"Pourquoi", se lamente Georges, "celle qui veut bien attendre n’est jamais celle qu’on veut retrouver la nuit ?".
En clair, voici le message du musical : l’artiste obsédé par l’œuvre à mener est condamné à la solitude. On peut se demander si Sunday in the Park n’est pas l’œuvre la plus autobiographique de Sondheim. Les affres de la création artistique ne lui ont sans doute pas été épargnées…
À l’origine, Sunday se terminait sur la rupture entre Georges et Dot. Par la suite, Sondheim eut le sentiment que l’œuvre était inachevée et rajouta une seconde partie qui nous transporte au XXème siècle, dans une galerie d’art à New York. Un autre Georges, artiste lui aussi et arrière-petit-fils de Seurat , présente ses œuvres. En proie au doute quant à la qualité de son travail, il déprime. À la fin, Dot, son arrière grand-mère réapparaît et le réconforte : "Just keep moving on. Stop worrying if you’re doing something new. Let the others decide… they usually do". C’est "Moving on", le dernier air chanté du spectacle.
Musicalement, Sunday in the park, est unique aussi dans l’œuvre de Sondheim. Le fond dicte la forme, martèle t-il inlassablement. Le compositeur à donc cherché un équivalent musical à la technique picturale de Seurat. Ici, pour traduire le pointillisme, il a puisé aux sources de la musique classique américaine du XXème siècle marquée le "minimalisme", un style évocateur des bruits des jungles urbaines, de la technologie et de la vitesse, caractérisé par la répétition en boucle de notes et de phrases musicales avec chaque fois des changements infimes. Cela s’entend clairement dans "Color and Light" et tout au long du premier acte tandis que Georges jette avec fureur sur sa toile les myriades de petits points de couleurs qui prennent forme et teinte lorsque le spectateur se recule.
La musique de Sunday in the Park est magnifique, mais elle se mérite. À l’origine, la partition a été écrite pour une petite salle off-Broadway et pour être jouée par onze musiciens. Pour la production du Châtelet, elle a été magistralement réorchestrée par Michael Starobin pour 46 musiciens. C’est une œuvre riche et savante qui mérite d’être écoutée et réécoutée pour l’apprécier pleinement. Une seule écoute ne vous procurera pas les plaisirs faciles d’un Carrousel, ou même d’un West Side Story. Vous ne ressortirez peut-être pas du théâtre en fredonnant un des numéros musicaux. Et les chanteurs vous diront que les partitions sont diaboliques à exécuter. Dans Sunday in the Park, Sondheim prend des libertés avec la tradition des numéros musicaux qui se suffisent à eux-mêmes et vivent leur vie en dehors du contexte de la comédie musicale. Certains airs deviennent fragmentaires, comme des bribes de dialogues mis en musique sans pour autant sombrer dans le récitatif ennuyeux. Mais quelques airs séduisent d’emblée. En particulier, "Beautiful", celui chanté par la mère de Georges, la merveilleuse mezzo Rebecca de Pont Davies. Sophie-Louise Dann est une Dot bourée de tempérament et d’énergie. Sa voix chaude et puissante convient parfaitement au rôle. Julian Ovenden est un artiste solide qui a tout le matériel nécessaire, voix et talent de comédien, pour interpréter les deux Georges.
Avec cette dernière production, le Théâtre du Châtelet est véritablement en train de devenir un centre d’excellence pour la comédie musicale. On ne peut que s’en réjouir. C’est un immense privilège pour les Parisiens de pouvoir enfin découvrir ce genre à travers des spectacles d’aussi grande qualité. Et la bonne nouvelle est que, l’année prochaine, le Châtelet devrait produire Into the woods, une autre comédie musicale de Sondheim.
Crédit photos : Marie-Noëlle Robert – Théâtre du Châtelet
Sunday in the Park with Georges, de Stephen Sondheim et James Lapine
Comédie musicale en deux actes
Au Théâtre du Châtelet du 15 au 25 avril 2013
2 rue Edouard Colonne, 75001 Paris – 01 40 28 28 28
Musique et paroles de Stephen Sondheim
Livret de James Lapine
Production du théâtre du Chatelet
Direction musicale : David Charles Abell ; Mise en scène : Lee Blakeley ; Décors et vidéos : William Dudley ; Choréographie : Lorena Randi ; Costumes : Adrian Linford
Avec l’Orchestre philharmonique de Radio France et le Chœur du Châtelet
Avec : Julian Ovenden (Georges / George ), Sophie-Louise Dann (Dot / Marie), Nickolas Grace (Jules / Greenberg), Rebecca de Pont Davies (Old Lady / Elaine), Jessica Walker (Nurse / Harriet ), David Curry (Soldier / Redmond), Rebecca Bottone (Celeste 1 / Betty), Francesca Jackson (Celeste 2 / Billy), Beverley Klein (Yvonne / Blair), Nicholas Garrett (Boatman / Dennis), Damian Thantrey (Franz & Randolph), Elisabeth Baranes (Louise – en alternance), Laura Gravier-Britten (Louise – en alternance), Jonathan Gunthorpe (Louis / Homme / Alex), Christine Buffle (Frieda / Noémie), Elisa Doughty (Mrs), Scott Emerson (Mr).